BFM Business
Guillaume Almeras

Comment les banques risquent de se fragiliser en voulant innover à tout prix

-

- - AFP

Les innovations, qui demandent des investissements considérables, sont rarement bénéfiques pour les acteurs bancaires. Décryptage de notre expert Guillaume Almeras, fondateur du site de veille et de conseils Score Advisor.

Les banques peuvent-elles se fragiliser en innovant? La question paraîtra sans doute un peu iconoclaste. De nos jours, l’innovation est la réponse à tout. Et si l’on peut craindre certains de ses effets, comme l’impact de la robotisation sur les emplois par exemple, il est unanimement admis que l’innovation ne peut qu’être bénéfique pour ceux qui la développent. Pourtant, cette vision et le vieux schéma de "destruction créatrice" sur lequel elle repose, paraissent aujourd’hui insuffisants. Depuis des années, en effet, nous sommes entrés dans une ère de nombreuses innovations durablement sans croissance et même sans rentabilité. Ce qui pose d’épineuses questions stratégiques. Un exemple l’illustre très bien actuellement: celui des assistants vocaux.

Un assistant vocal est une interface automatisée qui permet, en utilisant différents supports – ordinateurs, tablettes, mobile, enceintes dédiées (Google Home, Echo d’Amazon ou HomePod d’Apple) ou objets connectés (télévision, etc.) – d’activer les services d’une appli simplement en parlant. Les assistants les plus connus sont ceux de Google, d’Amazon (Alexa) et d’Apple (Siri). Et les entreprises peuvent utiliser ces derniers pour donner accès à leurs services ou bien développer leurs propres assistants vocaux.

Un marché d'attente

Commander aux objets simplement par la voix. Nous sommes tout près d’un vieux cliché de science-fiction : le domestique robot! De sorte que l’on n’a pas de mal à faire croire que les assistants vocaux vont tout bouleverser. De toute manière, promettre une révolution dès qu’un nouvel appareillage est lancé relève désormais de la routine. Avec des prévisions d’autant plus reprises qu’elles sont plus farfelues. Comme d’annoncer que les assistants vocaux auront fait disparaître les claviers avant cinq ans! Aujourd’hui, les prévisions qui nous assuraient (il n’y a pas si longtemps) que les tablettes allaient provoquer la disparition des ordinateurs ont de quoi faire sourire. Or les assistants vocaux se répandent nettement moins vite que les tablettes, lorsque celles-ci apparurent. Siri a été lancé en 2011 en France. Cela n’a pas vraiment enclenché une révolution des services et cela n’a même pas profité au HomePod d’Apple, nettement distancé par Google Home et Echo.

En février 2019, 11% des Français disposaient d’une enceinte connectée, dont un tiers depuis moins de trois mois (ils l’avaient reçu en cadeau pour les fêtes). En revanche, 46% des Français avaient déjà utilisé une commande vocale, essentiellement à travers leur smartphone. Par rapport auquel 67% déclaraient ne pas trouver d’intérêt ou d’utilité supplémentaire à une enceinte. Nous sommes ainsi typiquement dans un marché d’attente. À travers leurs assistants vocaux, de grands acteurs comme Amazon visent des solutions beaucoup plus larges, comme la domotique, dont le développement sera probablement long. En attendant, les assistants vocaux ne proposent rien de très nouveau ni de très marquant, de sorte que les risques de gadgétisation et d’abandon sont élevés.

Sérieux risque d'échec

Aux Etats-Unis, un consommateur sur 5 serait déjà converti au commerce vocal à distance. Mais, si le chatbot Erica de Bank of America a séduit 9 des 29 millions de clients de cette dernière, le recours aux commandes vocales se limite à 13% de ses utilisations (le clavier demeure ainsi l’interface dominante) et il semble que l’on constate la fréquence moyenne d’une interrogation par utilisateur et par mois. Un faible score qui conduit à penser que beaucoup d’utilisateurs ont abandonné l’assistant. De fait, pour le présent, outre les recherches sur internet (moins fréquentes et nombreuses qu’il était prévu) et l’émission de sms, les assistants vocaux sont surtout utilisés pour des usages assez insignifiants. Dans le top 25 des "skills" d’Alexa (les applications qui utilisent l’assistant d’Amazon), on trouve essentiellement des petits jeux, des blagues, un choix de sons relaxants, une application qui permet de retrouver son smartphone lorsqu’on l’a égaré chez soi…

Toutefois, comment se désintéresser d’un canal aussi prometteur, dont on assiste aux balbutiements? En France, comme ailleurs, les banques et les assureurs ont commencé à y proposer certains de leurs services, notamment à travers Google Home. Rien d’innovant, d’inattendu ni susceptible de générer de nouveaux revenus. On peut le reprocher aux banques mais, en l’état actuel, cela paraît bien plus facile à dire qu’à réaliser. À ce stade, les assistants vocaux représentent une nouvelle réalité dont il importe de tenir compte mais sans vraies perspectives et avec un sérieux risque d’échec. Exactement comme, il y a quelques années, il fallait être sur les réseaux sociaux. Les banques y sont donc allées, pour des résultats quasiment nuls, dont elles se sont consolées en affirmant qu’elles collectaient ainsi de nombreuses données sur leurs clients.

Des canaux qui s'accumulent

C’est ici que l’innovation apparaît sous un jour beaucoup moins riant. Car tous ces nouveaux canaux s’accumulent, sans vraiment se remplacer. Malgré le développement des canaux digitaux, en effet, les agences n’ont pas disparu, ni les automates, ni les centres d’appels téléphoniques. Pire, tous ces canaux finissent par se phagocyter les uns les autres. Notamment parce que pour promouvoir les nouveaux, il faut casser les prix et proposer des services quasi gratuits. Par ailleurs, il faut aussi souvent spécialiser en partie un nouveau canal pour épauler les précédents. L’une des fonctions du chatbot Erica de Bank of America les plus utilisées – et qui a permis notamment de séduire un assez large pourcentage de jeunes seniors (qui sont plus utilisateurs que les "Z" de 18 à 24 ans) – fournit tout simplement une assistance pour utiliser l’application mobile.

Dans ces conditions, les coûts du service client peuvent devenir prohibitifs. Et les commissions stagnent, dans un contexte où les marges d’intérêt, du fait du niveau historiquement bas des taux, sont étranglées. Tandis que de nouveaux acteurs sont susceptibles de concurrencer les banques.

Les assistants vocaux ne pourront prendre leur véritable essor que lorsqu’ils seront à même d’engager avec ceux qui les utilisent de réelles conversations. Cela va demander des investissements considérables. De sorte que l’on peut parler d’une véritable "trappe de l’innovation": quand des entreprises ont l’obligation d’innover, sans retour vraiment prochain, avec pour seule issue d’investir toujours plus, ce qui peut finir par mettre nombre d’entre elles en péril en termes de moyens tant financiers qu’humains. On retrouve là en fait le schéma de destruction créatrice, dont on a cependant aujourd’hui tendance à négliger les potentiels ravages. D’autant plus que les innovations demeurent longtemps indécises et leur rythme d’adoption lent, ce qui est particulièrement le cas en finance depuis une vingtaine d’années. L’issue la plus fréquente d’une telle situation est de favoriser les plus gros acteurs et les concentrations d’entreprises. C’est très probablement ce à quoi nous allons assister dans le secteur bancaire prochainement.

Guillaume Almeras, fondateur de Score Advisor