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Guillaume Almeras

Demain, à qui appartiendront les monnaies ?

Les toutes premières unités de bitcoin ont été émises le 3 janvier 2009.

Les toutes premières unités de bitcoin ont été émises le 3 janvier 2009. - Justin TALLIS / AFP

Avec la récente remontée du bitcoin et l’annonce du lancement prochain par Facebook de sa propre crypto-monnaie, la question a de nouveau été posée : certaines des principales monnaies, demain, pourraient-elles être privées ?

La question n’est pas nouvelle et l’on n’a pas manqué d’imaginer, ces dernières années, que les banques et les banques centrales puissent être supplantées par de nouveaux acteurs proposant une monnaie innovante. Ce scénario est-il crédible ? Sous quelles perspectives ? Il y a quelques années, ses Credits furent pour Facebook un premier essai de monnaie propre qui tourna court. Cela n’a pas suffi, cependant, à clore la question.

Depuis une quinzaine d’années, on assiste à une création débridée de nouvelles monnaies un peu partout dans le monde. Plus de 700 crypto-monnaies. Plus de 13 000 monnaies complémentaires à vocation sociale et solidaire. Plus de 800 barters (plateformes d’échange direct de biens et services entre entreprises et parfois particuliers), dont beaucoup ont leur propre unité de compte. Monnaies d’enseignes (comme les Stars de Starbucks). Monnaies fondantes (comme les Sols violette à Toulouse). Monnaies subversives (comme le Social Coin en Espagne). Monnaies identitaires (comme le MazaCoin de la tribu Sioux des Lakota). La créativité ne manque pas !

Malgré leur extrême diversité, ces nouvelles monnaies partagent pour la plupart quelques traits communs nouveaux. Tout d’abord, quasiment toutes peuvent être appelées des « monnaies de consensus ». C’est une novation majeure que le bitcoin a fait connaître au grand public mais qui est très loin de se limiter à lui. La plupart des nouvelles monnaies, en effet, sont l’affaire de ceux qui les portent et les partagent. Elles marquent un engagement commun. Elles sont liées à un projet rassembleur. Ou bien leur gestion même, comme dans le cas des crypto-devises, peut être distribuée entre les utilisateurs. 

"L’enjeu est de créer de la valeur"

Ensuite, beaucoup de nouvelles monnaies ne se contentent pas de faciliter les échanges (notamment dans des contextes où la monnaie officielle manque ou est fortement dépréciée) mais veulent créer un supplément de richesse. Elles visent à donner accès à des services ou biens qui n’auraient pas été distribués autrement, sans elles et sans que soit mobilisée la monnaie officielle. Ainsi, même si la nouvelle monnaie est acquise par conversion de la monnaie officielle, il s’agit de susciter un effet multiplicateur local en organisant des circuits courts d’échanges entre les acteurs économiques (comme avec l’Eusko du pays basque, la monnaie complémentaire la plus active en France). Il est également possible de viser une micro-dévaluation compétitive en y associant des promotions ciblées (comme avec la SoNantes ou la Livre de Bristol). Un cran plus loin, il s’agit de fournir des liquidités supplémentaires aux acteurs économiques dans une monnaie complémentaire, de manière totalement intégrée, notamment au plan fiscal, avec la monnaie officielle. Ainsi avec WIR, un barter suisse devenu une vraie banque, qui réunit 60 000 clients particuliers et 45 000 entreprises helvétiques.

L’enjeu est de créer de la valeur. En matérialisant des échanges non monétisés dans la devise officielle, comme avec les banques de temps : les Ithaca Hours, les LETS, les SEL, les Tsukisara. En proposant un nouveau système d’échanges et de règlements, ou encore une place de marché (ce que vise Facebook avec ses projets de monnaie propre). Voire même, comme l’envisageait la néo-banque anglaise Secco, en misant sur la génération de nouveaux contacts humains, enrichis et diversifiés en réseau.

Dans la valorisation de ces nouvelles monnaies, la spéculation joue un rôle important. Le bitcoin en offre bien sûr le meilleur exemple. Normalement, la demande pour une monnaie dépend de son usage et détermine sa valeur. Mais si l’on spécule sur sa valeur future, parce que cette monnaie représente une solution innovante ou parce qu’on adhère aux valeurs auxquelles elle est associée, la demande peut être forte et sa valeur élevée alors même que – comme c’est le cas du bitcoin – son usage est encore très limité. Sont ainsi apparues des solutions originales, comme SolarCoin, dont le projet revient à créer, de rien et à travers une démarche délibérément spéculative, une unité de valeur récompensant les efforts des entreprises en matière de développement durable.

La confiance en question

L’enjeu est finalement de parvenir à battre monnaie. Comme les banques, à travers les crédits qu’elles accordent mais sans la contrainte qui s’impose à elles de disposer des liquidités correspondantes. En pouvant créer de la monnaie à l’instar d’une banque centrale donc. En disposant d’une véritable « planche à billets ». Or cela, la blockchain le rend désormais possible à une très large échelle. On dit souvent qu’avec elle, il n’est plus besoin de tiers de confiance. Mais les fonctions correspondantes ne disparaissent pas. Elles sont automatisées et peuvent ainsi être privatisées, jusqu’à être décentralisées entre les utilisateurs de la monnaie eux-mêmes.

Tout est donc en place pour voir des monnaies particulières, privées, prendre de plus en plus d’importance. Cependant, dès lors que ces nouvelles monnaies ne sont pas étatiques, elles n’ont pas vocation à devenir exclusives. Elles doivent coexister. Y compris en étant liées aux monnaies officielles. Dans le domaine des crypto-devises, une plateforme comme BitShares, avec ses SmartCoins, en illustre à la fois la possibilité et la complexité. Car assurer la convertibilité à un cours fixe est une contrainte d’autant plus forte pour une monnaie que celle-ci est moins répandue et donc nouvelle. Mais à défaut, si le cours d’une nouvelle monnaie est flottant, il s’expose – comme le bitcoin – à une très forte volatilité, qui rend difficile de la détenir durablement, sinon par engagement ou dans un but essentiellement spéculatif. Au total, sans convertibilité assurée, pas de confiance et donc pas d’usage large d’une monnaie (même si elle est la seule officiellement tolérée). C’est pourquoi, aussi innovantes et séduisantes soient-elles, les nouvelles monnaies demeurent très cantonnées. Toutes celles qui ont été citées demeurent à ce stade largement exploratoires ou d’un usage restreint.

Toutefois, un autre cas de figure doit être envisagé : l’essor d’une ou de monnaies, dont l’usage courant pourrait être strictement limité et qui représenteraient en fait l’unité de compte d’un ou de quelques grands systèmes internationaux de règlements. Des systèmes dont le principal intérêt serait de permettre de commercer à une échelle mondiale sans utiliser les monnaies des Etats. En 2010, le FMI appelait de ses vœux la création d’une telle nouvelle monnaie de réserve internationale. Car, bien sûr, la question est de savoir si le dollar pourra éternellement continuer à être la monnaie mondiale. Dès lors que la suprématie économique (voire même militaire et technologique) américaine est à même d’être contestée par les pays émergents. Et dès lors que les Etats-Unis se servent de plus en plus du dollar comme d’un instrument de domination (en considérant qu’utiliser le dollar, même de manière extraterritoriale, revient à être soumis au droit américain).

Un monde aux monnaies plurielles

Depuis 2010, le FMI a périodiquement relancé cette idée. Concédant que, pour qu’elle se concrétise, il faudrait créer une instance de gouvernance mondiale qui – ce sont les propres termes du FMI – corrige les déficits démocratiques des institutions issues de Bretton Woods. Certains devinent là une volonté de supervision mondiale. On peut surtout se demander si, plutôt que d’être suspendue au long et difficile accord des différents Etats, une telle solution ne pourrait pas être mise en place par des acteurs privés et retenue par commodité par les instances étatiques et les grands acteurs du commerce international. Ce qui pourrait représenter une solution de compromis, si une guerre monétaire entre les Etats-Unis et la Chine se profile inévitablement, comme certains n’hésitent pas à l’affirmer.

Apparaitrait ainsi une monnaie de consensus, gérée de manière consortiale par de grands acteurs, fondée sur les technologies des registres distribués et ayant vocation à assurer le règlement des principaux flux financiers internationaux. En fait, de telles solutions existent pratiquement déjà ! Car on peut très bien imaginer qu’évoluent, pour remplir ce rôle, des plateformes fonctionnant sur blockchain comme Ripple (qui associe quelques grandes banques internationales) ou Circle (créé par Goldman Sachs, Accel Partners et le fonds chinois IDG Capital Partners).

Dans un contexte de forte créativité monétaire, où le bitcoin a fait sauter quelques verrous mentaux et a montré que la réalisation d’un système de règlement mondial et non-étatique était bien plus qu’une utopie, la privatisation de la ou des principales monnaies internationales ne dessine pas non plus une perspective totalement aberrante. La Directrice générale du FMI, elle-même, n’a-t-elle pas plusieurs fois reconnu que les crypto-monnaies, émises sur le principe d’une parité fixe avec un panier stable de devises (ce que l’on nomme des Stablecoins), pourraient à terme destituer les banques centrales, les banques conventionnelles et mettre en question le monopole des monnaies nationales ?

Tout ceci invite à imaginer, demain, un monde aux monnaies de plus en plus nombreuses, diverses et plurielles, accompagnant le développement des échanges connectés et internationaux. Un monde où les banques centrales elles-mêmes créeront – comme elles ont commencé à le faire - leurs propres crypto-devises et où il faudra se souvenir de la vieille loi de Gresham assurant que, dès lors que coexistent plusieurs monnaies, la mauvaise chasse toujours la bonne !

Un univers où les banques auront disparu imagine-t-on volontiers. Quand les exemples de Ripple et de Circle invitent au contraire à envisager que certaines grandes banques pourraient y occuper une place tout à fait centrale. Jusqu’à pouvoir émettre l’une des principales monnaies internationales !

Guillaume ALMERAS