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Economie collaborative et protection sociale : pour la création d’un « compte personnel des protections »

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Il faut lire les Etudes du Conseil d’Etat. Celle du 13 juillet 2017 portant sur la puissance publique et les plateformes numériques ou comment accompagner l’ubérisation[1] mérite une lecture attentive.

Le constat d’une rupture économique qui remet en cause les concepts classiques de la régulation de la concurrence, tout comme l’installation d’une économie de la multitude résultant de la connexion d’individus entre eux[2] et qui interroge la distinction traditionnelle de producteur/consommateur et de professionnel/non professionnel, offre un immense potentiel mais suscite des questions juridiques inédites dans tous les domaines. 

Selon les termes de l’analyse, il faut examiner tous les impacts juridiques et économiques, non pas en augmentant les contraintes sur les acteurs mais en les allégeant et en les adaptant. Les 21 propositions figurant à l’Etude relatives à l’élaboration de nouvelles règles dans tous les domaines du droit ont pour ambition de s’adapter aux nouveaux modes de production parés de caractéristiques incomparables avec la période économique précédente.

Plus précisément, sur la question des plateformes-activité, celles qui permettent à qui se connecte de toucher un revenu en contrepartie d’un service rendu à un client, le statut de ces producteurs de services d’un type nouveau est tout en haut de la pile des questions brûlantes. Le Conseil National du numérique (CNNum) a lancé en octobre 2018 une consultation publique pour alimenter les travaux d’un groupe de travail chargé de réfléchir aux conditions d’évolution de notre modèle de protection sociale du fait de l’économie collaborative.

L’avant-projet de loi d’orientation sur les mobilités (LOM) réintroduit en son article 16 sexies « la charte sociale des plateformes » qui était déjà apparue sans succès dans la loi Avenir Professionnel après censure du Conseil constitutionnel. De même encore, du fait de l’intégration du régime social des indépendants (RSI) au sein du régime général de sécurité sociale, la loi de financement pour la sécurité sociale 2019 votée par l’assemblée nationale le 30 octobre dernier en première lecture prévoit de rapprocher les règles applicables des indépendants avec celles des salariés.

A ce titre, on rapproche les durées de congé maternité des indépendantes avec les celles des salariées. De même, les règles de prise en charge des indemnités journalières en cas de maladie, maternité s’harmonisent. A ces démarches législatives, on doit ajouter les nombreux rapports ou essais qui dressent un diagnostic précis sur l’émergence irrépressible du phénomène des plateformes et de l’économie collaborative mais qui ne font qu’esquisser des solutions somme toute assez éclectiques quant à la manière d’intégrer ces travailleurs dans le modèle. Leur prévoir un statut juridique ad hoc ? Traiter leur intégration sous l’angle de la seule protection sociale des indépendants ? Les qualifier de salariés déguisés ?

Si on avait la solution pour protéger davantage ce travailleur surgi avec les plateformes tout récemment dans le paysage économique, elle eût été mise en œuvre et la transition vers cette nouvelle donne économique eût été aussi facilitée. Mais force est d’admettre que la démarche entreprise pour faire une place à l’économie collaborative est chaotique avec le risque de se tromper.

Une fois que l’on se convainc que la solution ne consiste pas à multiplier les statuts juridiques, pourquoi est-ce si difficile de déterminer une protection sociale adaptée pour ces travailleurs indépendants qui recourent aux plateformes pour obtenir un revenu ? La réponse tient en grande partie au fait que le travail indépendant n’est pas le principe autour duquel notre modèle social a été bâti après-guerre, puisque le salariat en a été le véhicule quasi exclusif.

Le statut des indépendants en général (pas nécessairement recourant aux plateformes) concerne environ 11,5% de la population active actuellement et ce taux est appelé à augmenter du fait de l’installation durable des plateformes collaboratives recourant aux autoentrepreneurs. En outre, ces plateformes favorisent le phénomène du slasher, c’est-à-dire de celui qui cumule le statut de salarié et celui d’indépendant.

Retour aux solutions proposées par le Conseil d’Etat. D’abord, il invite à reconnaître la diversité des modes de travail en enjoignant de résister à vouloir qualifier cette relation entre la plateforme et le travailleur indépendant mais économiquement dépendant en contrat de travail. Ensuite et surtout, il propose de bâtir une solution autour du Compte Personnel d’Activité (CPA) tel qu’il a été créé par la Loi Travail du 8 août 2016 (loi El Khomri) pour en modifier le contenu et créer « le sac à dos » des droits portables, transférables en toutes circonstances. Le Conseil d’Etat s’arrête et là et invite à imaginer son contenu.

Le CPA, suivant la mode des comptes individuels, est aujourd’hui ouvert aux salariés comme aux indépendants, ce qui permet de raisonner sur la base d’une plateforme unique de pilotage et d’acquisition de droits sociaux quel que soit le statut de son titulaire, cumulant éventuellement plusieurs statuts professionnels.

Le CPA, que l’on pourrait utilement renommer en « Compte Personnel des Protections » (CPP) pour des raisons de meilleure pédagogie, délimiterait les contours du patrimoine social individuel dont chaque citoyen disposerait et dont le numéro serait identique au n° INSEE qui nous sert de numéro de sécurité sociale. Ce CPP serait donc unique et incessible. En outre –grâce aux nouvelles technologies- le contenu du CPP serait accessible en ligne et adossé au compte bancaire individuel. Y figurerait chaque rubrique possible (santé, retraite, allocations familiales, épargne retraite, épargne salariale, compte épargne temps, Compte personnel de formation (CPF), etc…).

Les rubriques seraient activées par l’inscription de droits en points ou en euros, tant dans l’univers du salariat que dans celui des indépendants, en fonction de la trajectoire professionnelle de l’actif considéré. On pourrait éventuellement procéder à des arbitrages de droits en fonction de la situation et des droits acquis au cours du parcours professionnel que l’on sait désormais fractionné. Matérialiser les droits au travers d’un compte individuel universel dont le contenu dépend entièrement des actions de son titulaire, traduit au plus près l’aspiration émancipatoire des individus ainsi que le devoir de choisir la mobilité comme principe directeur de vie professionnelle.

[1] Conseil d’Etat, Etude annuelle 2017 Puissance Publique et plateformes numériques: accompagner l’”ubérisation”, adoptée le 13 juillet 2017.

[2] Voir sur le concept de « multitude », Nicolas Colin et Henri Verdier, « L’âge de la multitude » Armand Colin, 2012 et Nicolas Colin « Hedge », Family stories, 2018.

Emmanuelle BARBARA