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Philippe Crevel

L’épargne salariale fête ses 60 ans

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Elle traduisait une véritable volonté du Général de Gaulle de dépasser l’opposition entre le capitalisme et le communisme en proposant une troisième voie.

Cette année, l’épargne salariale fête ses 60 ans. C’est en effet l’ordonnance du n° 59-126 du 7 janvier 1959 tendant à favoriser l'association ou l'intéressement des travailleurs à la marche de l'entreprise qui a permis son développement en France. Ce texte prévoyait la possibilité, par voie d'accord collectif, d'associer les salariés aux résultats de l'entreprise, les sommes distribuées aux salariés étant exonérées de charges sociales. Elle traduisait une véritable volonté du Général de Gaulle de dépasser l’opposition entre le capitalisme et le communisme en proposant une troisième voie.

L’idée de casser les frontières entre les apporteurs de capitaux et les salariés ne date pas de 1959. Dès la naissance du capitalisme moderne, à partir de 1750, cette question est soulevée. Le salarié qui perçoit un salaire régulier en contrepartie du lien de subordination qui le lie à l’entreprise peut-il être associé au partage des fruits de son travail ? La différence entre les coûts de production et les revenus issus de la vente des biens et services produits par les salariés, est-elle la propriété exclusive des actionnaires qui apportent le capital nécessaire ?

Le bénéfice est souvent perçu comme la rémunération de la prise de risque des actionnaires. Le mouvement mutualiste et les coopératives ouvrières sont issus de ces réflexions. Des philosophes, des utopistes et des chefs d’entreprise proches de l’Église catholique ont, avec plus ou moins de succès, tenté de chercher la troisième voie. Cette quête du dépassement s’inscrit dans un contexte où le marxisme gagne du terrain au sein du mouvement ouvrier.

Or, les partisans de ce dernier refusent tout compromis qui ne pourrait que retarder l’avènement de la dictature du prolétariat et l’avènement de la société sans classe. Initialement, l'actionnariat salarié est apparu comme une réponse théorique aux contradictions de l'économie capitaliste naissante. Mais, paradoxalement, c'est également le point de rencontre de différentes doctrines aux orientations politiques divergentes, même si l'ampleur de l'association entre capital et travail reste variable selon ces différentes doctrines. Schématiquement, on peut en effet distinguer trois courants théoriques :

Le courant « utopiste », avec à sa tête Charles Fourier, propose de dépasser l'opposition entre capital et travail par une nouvelle organisation fondée sur l'association. Charles Fourier souhaite instituer un partage des revenus. Quatre douzièmes seraient pour le capital, trois pour les talents et cinq pour le travail. Louis Blanc suggère la création d'ateliers sociaux financés par l'État avec des capitaux privés dans lesquels les bénéfices seraient répartis en trois parts : l'une pour les membres de l'association, l'autre à vocation sociale, la dernière pour la rémunération des capitaux privés. Pierre-Joseph Proudhon entend développer un statut de salarié associé.

Le courant « humaniste » considère que la participation permet d'assurer la dignité de l'homme au travail. Les tenants de cette pensée sont proches de la doctrine sociale de l'Église et s’inspirent de l'Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII de 1891 qui recommandait l'association des salariés dans l'entreprise. Ces thèses seront reprises par Emmanuel Mounier fondateur du Sillon.

Le courant « productiviste » estime que la participation aux résultats, voire l'association au capital est un facteur d'amélioration quantitative et qualitative des résultats de l'entreprise. Cette thèse est défendue par les saint-simoniens comme Michel Chevalier, Armand Bazard ou Prosper Enfantin.

L’association du travail et du capital est un sujet d’éternels polémiques. Ainsi, Proudhon affirme, dans son ouvrage Manuel d'un spéculateur à la Bourse, que « rendre l'ouvrier copropriétaire de l'engin industriel et participant aux bénéfices au lieu de l'y enchaîner comme un esclave, qui oserait dire que telle ne soit pas la tendance du siècle ? ». Paul Leroy-Beaulieu répond, dans La question ouvrière au XIXe siècle, que « le régime des primes est infiniment supérieur au régime de la participation. Il en offre tous les avantages et en repousse tous les inconvénients ; il stimule l'ouvrier par la perspective d'un gain assuré, il ne lui fournit aucun prétexte d'immixtion dans la gestion de l'entreprise ».

Au-delà des théories et des idéologies, des réalisations pratiques sont menées par des chefs d’entreprise. En 1842, à Paris, un entrepreneur en bâtiment, Jean Leclaire, s’engage à distribuer auprès de ses ouvriers une partie des bénéfices produits par le travail. Il a été inspiré par les écrits de Charles Fourier. Il est considéré comme le premier praticien de la participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise. En 1838, Jean Leclaire avait déjà créé une société de secours mutuels alimentée par des cotisations mensuelles versées par les ouvriers. Cette société permettait de couvrir les salariés contre le risque maladie. En 1841, il avait décidé de fixer la journée de travail à 10 heures.

En 1859, Jean-Baptiste Godin crée une usine de poêles en fonte à Guise nommée le familistère à l'image du phalanstère fouriériste, dans lequel les ouvriers sont associés. Ce familistère dura jusqu'en 1968. Les grands magasins qui se développent à la fin du XIXe siècle seront également à l’origine de nombreuses innovations tant sur le plan des techniques de vente qu’en matière sociale. Ainsi, à la mort d'Aristide Boucicaut, fondateur du Bon Marché, sa veuve constitue en 1880 une commandite simple avec ses collaborateurs et ses principaux employés. Elle deviendra dans un second temps une commandite par actions. Jules Jaluzot, fondateur des magasins du Printemps, contraint ses salariés à acquérir des actions de la société. En 1932, Paul-Édouard Paulet, directeur du Crédit Nantais de Douarnenez, décide de changer de voie et achète une conserverie. Il décide de l’appeler « Petit Navire » et prend comme logo une chaloupe sardinière à voile voguant sous des goélands.

En 1935, PaulEdouard Paulet met en place une charte de qualité et la redistribution aux salariés des bénéfices de l'entreprise sous forme de participation, encore en vigueur. En 1938, les salariés hommes reçoivent un émolument qui s’ajoute à leur salarié dont le montant varie en fonction des résultats de l’entreprise. L’année suivante, ce sera au tour des femmes de toucher la « participation ». Toujours dans le secteur de l’agroalimentaire, Paul Ricard distribuera gratuitement en 1939 une partie du capital de sa société à ses salariés. Après la Seconde Guerre mondiale, dans le climat de la Libération, des entreprises décident de mettre en place des dispositifs d’intéressement (Pechiney, Télémécanique par exemple).

Une réglementation plus ancienne qu'il n'y paraît

Au niveau de la réglementation, plusieurs dispositifs ont été adoptés dès le XIXe siècle, mais sans réel succès. Ainsi, le décret du 5 juillet 1848 octroyait une aide financière aux entreprises mettant sur pied des associations entre patronat et ouvriers. La loi du 18 décembre 1915 réglementant les sociétés coopératives ouvrières de production est complétée par celle du 26 avril 1917 (loi Briand) sur les sociétés anonymes à participation ouvrière. La première visait à réglementer les sociétés coopératives dont l'origine remonte à la seconde République et aux débuts du second Empire.

La seconde loi a introduit la possibilité de distribuer gratuitement des actions aux salariés, sans toutefois leur accorder le droit de vote. La coopération relève cependant d'une logique différente de celle de la participation et de l'actionnariat salarié : il ne s'agit pas en effet, dans le mouvement coopératif, d'associer le travail et le capital mais de les fusionner. La propriété y est commune, le pouvoir exercé de manière démocratique appartient aux salariés et les profits sont répartis entre eux.

Un nouvel élan réglementaire a lieu avec le décret pris le 20 mai 1955 sur les contrats de productivité, qui exonère des charges sociales et fiscales les sommes versées par les entreprises à leur personnel au titre de la participation collective à l’accroissement de la production. 150 contrats sont validés. Avec l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, la participation devient une priorité. Dans les faits, sa généralisation interviendra non pas en 1959, mais en 1967.

En effet, l’ordonnance du 7 janvier 1959 n’instituait qu’un mécanisme d’intéressement facultatif qui ne rencontra pas le succès escompté. L’ordonnance de 1967 en rendant la participation obligatoire marque le début réel de l’épargne salariale en France. L’ordonnance de 1959 instaure de manière facultative l’intéressement. La volonté était, selon le rapport relatif à cette ordonnance, d’introduire un dispositif dans lequel « les travailleurs français participent, d’une manière organique et en vertu de la loi, aux progrès de l’expansion dès lors que ceux-ci se traduisent en bénéfices ou en enrichissements ». L’ordonnance avait comme objectif de modifier en profondeur les rapports entre porteurs de capitaux et salariés par la « participation directe aux résultats, au capital et aux responsabilités » pour reprendre les termes alors employés par le Général de Gaulle.

Une nouvelle avancée intervient avec la signature le 17 août 1967 par le général de Gaulle de l’ordonnance sur la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises. Elle a instauré la participation obligatoire pour les entreprises de plus de 100 salariés (50 salariés depuis 1990) qui ont réalisé un bénéfice au cours de l’année précédente. Elle le proposait de façon facultative pour les plus petites. Elle donnait également la possibilité aux entreprises de mettre en œuvre un Plan d’Épargne Entreprise.

Philippe CREVEL