BFM Business
Guillaume Almeras

Le Libra, un coup de maître stratégique pour Facebook

Libra

Libra - Facebook

Il n’est pas facile de savoir pourquoi Facebook a engagé une telle initiative. Une chose paraît certaine : le groupe est décidé à y allouer de très gros moyens.

Tout le monde est désormais au courant : l’année prochaine, Facebook lancera sa propre monnaie, le Libra, qui permettra aux utilisateurs de Messenger, Instagram et WhatsApp de s’envoyer directement de l’argent, ainsi que de réaliser des achats sur des sites de e-commerce partenaires. Cette nouvelle monnaie sera gérée sur un wallet spécifique, Calibra, qui à terme pourra devenir un moyen de paiement universel sur mobile. Le Libra sera convertible, avec un cours aligné sur celui d’un panier de monnaies classiques, parmi les plus utilisées internationalement.

En termes de communication, l’opération est une réussite : l’annonce a fait grand bruit. Pourtant, quant au contenu, Facebook n’a livré que le minimum : grands slogans creux (« Liberté, justice, monnaie », sic !) et invocation d’objectifs aussi louables que lointains, qui sont en fait ceux régulièrement mobilisés depuis dix ans dès lors qu’un nouveau système de paiement international est lancé (accès aux services financiers pour des millions de personnes non bancarisées, facilité et quasi gratuité des transferts).

Face à cette langue de bois, la presse, elle, s’est en général contentée de ressortir ses vieilles lunes (et si le Libra annonçait la fin des monnaies classiques, la fin des banques centrales et même la fin des banques tout court…). Tandis que les autorités monétaires ont été obligées de souligner qu’elles seront vigilantes… sous réserve qu’elles comprennent bien de quoi il est question (quelques « perles » ont en effet été entendues, notamment en France). De sorte que l’idée d’un moratoire imposé à Facebook pour le lancement de sa nouvelle monnaie a été avancée aux Etats-Unis.

De nombreux objectifs 

Au total, il n’est donc pas très facile de savoir pourquoi Facebook a engagé une telle initiative. Une chose parait certaine : le groupe est décidé à y allouer de très gros moyens. Mais sous quelle perspective ? Telle que présentée, la stratégie semble floue : si le Libra prend, Facebook ne s’interdit pas de se diversifier dans les services financiers, y compris en accordant des crédits. Les objectifs, eux, sont très incertains. Ils donnent l’impression que Facebook veut tout faire en même temps. Remplacer le bitcoin en proposant une crypto-monnaie non spéculative. Prendre la place d’Ethereum en créant une plateforme de développement plus efficace. Supplanter les opérateurs de la banque sur mobile dans les pays émergents, comme M’Pesa, en proposant des transferts gratuits. Contrer le fulgurant développement des portefeuilles électroniques WeChat ou Alipay, en proposant une solution comparable mais américaine. Mettre sur pied un système international et unique de paiement BtoC (ce qui est une vieille idée dans la Silicon Valley), sur la base d’un réseau social qui compte 2,3 milliards d’utilisateurs actifs chaque mois.

Cependant, chacun de ces objectifs parait difficile à atteindre : le Libra n’offrira pas les possibilités d’enrichissement du bitcoin, la même ouverture qu’Ethereum, le réseau de relais locaux essentiels de M’Pesa, la facilité de pilotage des géants de l’internet chinois et, quant à la création d’un « réseau d’utilité publique », comme il est annoncé, on peut tout simplement se demander non seulement s’il est opportun (compte tenu des avancées de Ripple ou de Circle, notamment) mais même quel intérêt direct Facebook en retirerait.

Si l’on ajoute à tout ceci des incertitudes de taille (comment et à quel coût sera gérée la liquidité du Libra, puisque le cours de ce dernier sera stabilisé ?) et le fait que, particulièrement attendu sur la question de la gestion des données personnelles de ses utilisateurs, Facebook ne propose rien de nouveau en la matière, le Libra a de quoi laisser perplexe !

Tentatives avortées

Toutefois, si l’on consulte le White Paper, que Facebook a publié pour présenter les contours techniques de sa crypto-monnaie, on s’aperçoit qu’en matière de registres distribués, des choix et des partis-pris ont été retenus avec une étonnante maturité. De fait, contrairement à ce qui a été annoncé un peu partout (un système ouvert et décentralisé), le Libra n’aura plus grand-chose d’une blockchain ! On n’y validera pas, en effet, des blocs de transaction chainés mais de simples états comptables de comptes (Ledger State). Cela existe également sur Ethereum mais avec le Libra l’historique des transactions ne sera pas public (les utilisateurs pourront accéder à leur propre historique sur requête). En même temps, sont conservées l’idée d’une plateforme ouverte à la programmation de smart contracts, ainsi que celle d’une validation par consensus. Mais simplifiée (une preuve d’enjeu et non pas de travail - rien à voir avec le minage du bitcoin donc - fondée sur un algorithme propre, « tolérant aux fautes byzantines »). Un consensus par ailleurs limité à cent partenaires choisis (et devant chacun débourser 10 millions de dollars pour acquérir un nœud de validation), regroupés dans une association genevoise qui rallie déjà une trentaine de grands noms (Visa, Mastercard, Paypal, Uber, Spotify, …).

Le Libra a été conçu pour permettre une gestion en consortium de partenariats stratégiques et c’est à la fois la principale novation et tout l’enjeu de la démarche. Pour le comprendre, il faut souligner que Facebook est le maillon faible des GAFA. Il n’a ni l’excellence technologique d’Apple, ni la diversification réussie de Google, ni le modèle économique indéfiniment extensible d’Amazon. En fait, depuis dix ans, Facebook ne parvient pas à être plus qu’une messagerie. Il n’a pas réussi à transformer ses utilisateurs en véritables clients. En quoi, il est désormais largement dépassé par Alibaba ou Tencent. Comme pour ces derniers, une diversification dans les services financiers représentait et représente toujours une option évidente. Mais, à cet égard, Facebook n’en est pas à son premier coup d’essai (et il est très étrange que presque aucun commentateur ne l’ait récemment souligné). Cependant, les Facebook Credits, comme les tentatives de développer des paiements directs, notamment sur Messenger, n’ont guère convaincu. A travers le Libra, Facebook a donc décidé d’ouvrir et même d’offrir son réseau à de grands partenaires, pour que ceux-ci en assurent eux-mêmes le développement. Facebook y trouvant tout à la fois l’occasion de renforcer son propre modèle (la publicité ciblée, fondée sur l’exploitation des données personnelles) et des possibilités de diversification intéressantes.

Sous cette perspective, s’imposait une plateforme suffisamment ouverte, permettant une gestion consortiale. Une plateforme inspirée de la blockchain, avec sa propre monnaie de compte. Exactement ce qu’est Libra, de sorte que, quant à la conception et quant à la définition des moyens, on peut déjà parler d’un coup de maitre stratégique. En regard, nous l’avons souligné, les objectifs sont très incertains à ce stade. Mais cela est inhérent à une démarche stratégiquement ouverte à de multiples acteurs. Une démarche tout à fait nouvelle, surtout à une telle échelle.

Une question se pose dès lors : sachant qu’aucune d’entre elles (sauf Paypal) n’a encore rejoint un consortium qui au fond ne les menace guère (bien moins en tous cas qu’il ne menace de très nombreuses fintech), les banques n’auraient-elles pas tout intérêt à adopter le Libra ?

Guillaume ALMERAS