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Le gouffre financier des écoutes judiciaires mis à l'index

La Cour des comptes dénonce "un dispositif juridique et technique complexe, qui gagnerait à être réformé pour en améliorer l’efficacité et en contenir le coût".

La Cour des comptes dénonce "un dispositif juridique et technique complexe, qui gagnerait à être réformé pour en améliorer l’efficacité et en contenir le coût". - Thomas Samson-AFP

"En 10 ans, le coût des "interceptions" judiciaires a crû de 36%, atteignant 122,5 millions d'euros en 2015. La Cour des comptes dénonce le retard de la mise en place de la plateforme technique nationale qui empêche l’État de faire environ 65 millions d'euros d’économies brutes."

Les écoutes judiciaires coûtent de plus en plus cher à l'État à cause d'une mauvaise gouvernance publique. Dans un référé sur les interceptions judiciaires et la plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), la Cour des comptes épingle un "dispositif juridique et technique complexe, qui gagnerait à être réformé pour en améliorer l’efficacité et en contenir le coût". La dépense liée aux interceptions judiciaires a atteint 122,55 millions d'euros en 2015 soit une hausse de plus de 36% en 10 ans.

Ce chiffre comprend les dépenses d'investissement hors PNIJ (12,28 millions d'euros), les frais de justice versés aux prestataires techniques d'appui aux interceptions (61,5 millions d'euros) ainsi que les frais de justice compensant le traitement des réquisitions par les OCE (48,87 millions d'euros sur 2015)

Au coeur du dispositif des écoutes figure la plateforme nationale technique dont le chantier avait pourtant été lancé en 2005. "Dix ans plus tard, au début de 2016, la plateforme nationale des interceptions judiciaires n'est pas encore complètement opérationnelle; en attendant, l'État a dû faire appel à des prestataires privés pour la transmission et l'exploitation technique des interceptions" relève la Cour des comptes.

Le principal impact négatif du retard pris par la PNIJ, dont le coût total devrait dépasser 100 millions d'euros fin 2016, est "d'avoir fait perdurer un système à maints égards peu satisfaisant et de plus en plus coûteux, empêchant de surcroît la réalisation d'économies: chaque année de retard de la PNIJ a empêché l'État de faire environ 65 millions d'euros d'économies brutes" explique le référé.

La facture due aux opérateurs: 61,15 millions d'euros en 2015

Les juges de la rue Cambon soulignent aussi des problèmes de gouvernance publique. Face aux opérateurs télécoms qui présentent la facture des moyens techniques mis à disposition pour réaliser les "interceptions" des communications électroniques, l'État ne présente pas d'interlocuteur unique.

Résultat: la puissance publique "ne peut négocier, dans les meilleures conditions, sur les investissements et les prestations à fournir par les opérateurs de communications électroniques et leur prix (61,15 millions d'euros au total en 2015) et il peine à mieux définir les obligations légales et à en bien contrôler le respect" estime le référé de la Cour de comptes.

Forte de ces constats, elle suggère d'instituer un véritable pilotage interministériel, "jamais installé" et une rationalisation sur le plan financier du dispositif. Par ailleurs, "l'automatisation d'un grand nombre de prestations grâce à la PNIJ devrait conduire à négocier globalement à la baisse et sans délai les remboursements faits aux opérateurs par l'État" explique le référé. Elle préconise qu'un seul interlocuteur public puisse mener les négociations au nom de l'État dans son ensemble, en passant des marchés à bons de commande et à prix fixes avec les prestataires privés. Elle considère que "si une telle réorganisation avait été mise en place dix ans plus tôt, elle aurait permis à l'État d'économiser entre un tiers et la moitié des dépenses effectuées depuis dix ans, soit entre 350 et 480 millions d'euros".

Un choix d'externalisation de la plateforme "critiquable"

Dans son référé, la Cour des comptes critique ouvertement le choix de l'État de faire héberger la plateforme technique d'écoutes judiciaires par un prestataire privé. Elle fait allusion au marché passé avec Thales qui héberge les serveurs de la plateforme dans son datacenter d'Élancourt en région parisienne.

Cette option "suscite des interrogations auxquelles la Cour, à l'issue de son contrôle, n'a pas pu obtenir de réponse" explique-t-on rue Cambon. En particulier, la Cour estime qu'elle "n'a pas pu déterminer avec certitude les raisons qui ont conduit le ministère de l'Intérieur à refuser d'installer la plateforme dans l'un de ses sites informatiques sécurisés, alors même que des études conduites préalablement avaient formulé des recommandations en ce sens. Face à une décision aussi importante, le ministère de la Justice, avant de confier l'hébergement à une société privée, aurait dû solliciter une décision interministérielle afin de trouver une solution plus conforme aux intérêts sécuritaires et financiers à moyen terme de l'État".

Dans leur réponse au référé, les services du Premier ministre font état du lancement d'une phase d'audit, à échéance du 1er octobre 2016. Cette analyse "permettra de s'interroger sur un éventuel hébergement et une maîtrise technique par l'État comme l'a recommandé la Cour des comptes. Pour couvrir la période 2017-2020 et dans l'attente d'une éventuelle internalisation de la PNIJ, un marché public sera passé par le ministère de la Justice". La critique de l'externalisation semble donc avoir fait réfléchir le gouvernement.

Frédéric Bergé