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Les États-Unis enterrent la "neutralité du net": les clés pour comprendre

En éliminant le principe de "neutralité" allons-nous assister à la  création d'un internet à deux vitesses? C'est la crainte des internautes américains.

En éliminant le principe de "neutralité" allons-nous assister à la création d'un internet à deux vitesses? C'est la crainte des internautes américains. - Mari Matsuri - AFP

L'Agence fédérale américaine des communications (FCC) a abrogé la "neutralité du net" qui, selon elle, freîne les investissements. Un projet qui selon ses détracteurs va donner naissance à un réseau à deux vitesses.

Qui est d'accord pour payer plus cher sa connexion afin d'accéder à tous les services disponibles sur Internet? Pas grand monde, d'autant que les consommateurs paient déjà un forfait aux opérateurs ainsi que des abonnements à des services vidéos. Mais les opérateurs télécoms sont-ils voués à investir dans les réseaux sans que les sociétés qui en tirent des revenus paient pour l'usage commercial qu'elles en font? En clair, qui doit payer pour financer les infrastructures: les télécoms, les géants du net, les pouvoirs public ou les consommateurs?

Ces questions résument la polémique sur la neutralité du net, un principe qui protège d'un Internet à deux vitesses. Le débat a fait rage aux États-Unis. Finalement, l'Agence fédérale des communications américaine a tranché ce jeudi en décidant d'abroger la règle assurant la "neutralité du net". L'institution a estimé qu'elle était un frein aux investissements alors que les détracteurs du projet d'abrogation craignaient la création d'un "internet à deux vitesses".

En France, Stéphane Richard, patron d'Orange, est lui aussi partisan de la fin de la neutralité du net. "C'est en tout cas consubstantiel à la 5G et la 5G ça va arriver pour nous à partir de 2020-2021" a-t-il expliqué sur l'antenne de BFM Business. Avant lui, Xavier Niel avait suscité la polémique. En 2013, il avait volontairement bridé l'accès à YouTube et supprimé l'affichage des publicités sur les navigateurs des clients de Free via une mise à jour du firmware de la box.

Pour vous aider à comprendre ce débat et les enjeux qu'il soulève, voici des éléments de réponse aux questions essentielles sur la neutralité: de quoi s'agit-il? Quand et où est apparu ce principe? Est-ce une question mondiale? Et enfin, ses jours sont-ils comptés?

Internet: un service public ou commercial?

Le concept date des débuts d'internet et oblige les fournisseurs d'accès à internet (FAI) à traiter les contenus de manière égalitaire. Le débat oppose les différents acteurs, qui affirment tous vouloir défendre un internet "ouvert et libre", depuis plus d'une décennie, et s'est déjà porté devant les tribunaux.

Les défenseurs de la neutralité craignent que ces opérateurs de télécommunications ne créent un "internet à deux vitesses" en faisant payer davantage pour un débit plus rapide ou en bloquant certains services leur faisant concurrence comme la vidéo à la demande, la téléphonie par internet ou les moteurs de recherche.

Pour les partisans de la décision de la FCC, la neutralité du net assimile les opérateurs à des services publics et empêche les investissements dans de nouveaux services comme les vidéo-conférences, la télémédecine et les véhicules connectés qui ont besoin du haut débit.

La neutralité, une préoccupation presque centenaire

Pour Tim Wu, professeur de droit à qui l'on doit le terme "neutralité du net", le principe général date des années 1970 quand les régulateurs ont cherché à empêcher AT&T, qui possédait alors le monopole des télécommunications, de bloquer ou perturber l'essor des nouvelles sociétés de téléphonie.

Au début des années 2000, des tentatives de régulation s'étendant au monde de l'internet naissant ont échoué, plusieurs décisions de justice refusant d'assimiler les FAI à des "entreprises de télécommunications". Ce n'est qu'en 2015 que la FCC a finalement pu assimiler ces fournisseurs d'accès à internet à haut débit à des entreprises de télécommunications, mais en utilisant une loi remontant à... 1934.

Ajit Pai, nommé à la tête de la FCC par le président Donald Trump, affirme que les régulations actuelles découragent les investissements dans le haut débit. Il plaide pour le retour à une "approche réglementaire légère" revenant à la situation du début des années 2000 qui a permis à l'internet de s'épanouir.

Mais pour le secteur de la tech et les défenseurs des droits numériques, cela pourrait mener à la mort de l'internet dans sa forme actuelle.

Quel régulateur?

Ce que feront les FAI après ce changement reste incertain. Les grands opérateurs - dont AT&T, Comcast et Verizon - assurent que le fonctionnement d'internet ne changera pas et qu'ils auront les mains libres pour investir dans de nouvelles technologies.

"Il y aurait beaucoup de résistance" en cas de blocage de contenus, estime Doug Brake, de la Fondation des Technologies de l'Information et de l'Innovation, un centre de réflexion basé à Washington. Il cite la "pression sociale" et les menaces d'enquêtes des autorités anti-monopole qui pourraient aboutir au retour d'une neutralité stricte après un nouveau changement d'administration.

Mais les défenseurs de la neutralité craignent qu'une différenciation imposée par les opérateurs n'entraîne une hausse des coûts des gros utilisateurs de données comme Netflix ou d'autres services de vidéo en continu, qu'ils compenseraient ensuite en augmentant leurs abonnements.

Pour les jeunes entreprises technologiques, qui n'ont pas les ressources de Google ou Facebook, la nouvelle directive est "une barrière à l'innovation et à la concurrence", estime Ferris Vinh, du Centre pour la démocratie et la technologie, qui défend la neutralité. "C'est un combat pour que la prochaine génération de jeunes pousses ait un espace pour innover et diffuser de nouvelles idées".

La FCC promet la "transparence" et assure que les plaintes seront traitées par une autre agence, la Commission fédérale de la concurrence (FTC), spécialisée dans la protection des consommateurs et les règles anti-monopole. La nouvelle directive pourrait aussi être attaquée en justice.

La neutralité, c'est mondial?

De nombreux pays basent leurs législations internet sur le modèle américain. L'Union européenne a voté des directives mais chaque État-membre a sa propre régulation.

La situation américaine est unique car ce sont des opérateurs privés qui créent et investissent dans leurs propres réseaux, alors qu'ailleurs, les infrastructures appartenant à un actuel ou ancien monopole sont partagées. "Cela va pousser les opérateurs à explorer de nouvelles voies pour être compétitifs dans un secteur où les coûts fixes sont élevés", estime Doug Brake. 

Pascal Samama avec AFP