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Pourquoi l'explosion de la demande en fibre optique ne profite plus aux industriels français

Les industriels s'inquiètent du bond des importations asiatiques de câbles. La conséquence d'une politique de stock hasardeuse des opérateurs télécoms français, et de prix jouant au yoyo chez les câbliers français.

Branle-bas de combat chez les industriels français et européens de la fibre optique. Alors que les opérateurs télécoms intensifient les déploiements pour accélérer la couverture du territoire avec cette technologie qui offre le très haut débit aux foyers et aux entreprises, les fournisseurs français constatent paradoxalement une chute de leurs carnets de commandes sur les trois derniers mois.

"Pour la première fois depuis 2011, on a vu une inversion de notre indicateur industriel, qui chute de 20% sur le trimestre", a détaillé Jacques de Heere, vice-président chargé des télécoms du syndicat professionnel des industriels français des câbles (Sycabel) qui représente 21 industriels tels que Nexans, 3M ou Draka, soit environ 8.000 emplois.

Le "très fort ralentissement des livraisons soulève une vive préoccupation tant au niveau de la gestion industrielle et de l'emploi que de la pérennité des investissements réalisés en France", poursuit-il.

Concrètement, les entrées en douane en provenance de Corée du sud et surtout de Chine ont atteint au premier semestre 45% de la production de câbles à fibre optique du Sycabel alors qu'elles représentaient 13% en 2017 et 23% en 2018. Conséquence immédiate pour l'industrie française, des usines "quasiment à l'arrêt" et "un niveau de production inférieur de moitié à ce qu'il était il y a quelques mois" selon l'organisation.

Indicateur industriel Sycabel du Très Haut Débit
Indicateur industriel Sycabel du Très Haut Débit © Sycabel

Un constat confirmé par Etienne Dugas, président d'InfraNum, association qui regroupe plus de 200 entreprises de l'ensemble des métiers de la filière des Infrastructures du numérique. "On observe l'arrêt complet des commandes des opérateurs français".

Les raisons de ce basculement sont pourtant connues. En 2017/2018, les opérateurs constatent un début de pénurie de fibre face à l'explosion de la demande (passant d'entre 200.0000 à 300.000 km de fibre par mois à 800.000 voire 900.000 km par mois d’ici à 2022). Or, l'industrie du câble ne constitue pas de stocks d’avance: tous les câbles de fibre optique, du fait de la spécificité de chaque commande (longueur et nombre de fibres par "tubes", par câble fini, types de connecteurs, etc.) sont fabriqués sur commande. 

"Tout le monde s'est fait peur"

En 2018, les opérateurs télécoms observent des délais de plus en plus longs (18 mois) entre la prise de commande et la livraison. Ces acteurs sont alors obligés de fractionner leurs commandes et de se tourner vers des fournisseurs plus petits. 

Du coup, les opérateurs intensifient les commandes auprès de fournisseurs asiatiques afin de tenir leurs objectifs de couverture. Un peu trop même de l'avis d'Etienne Dugas. "Cette pseudo pénurie de 2018, qui a duré en fait quelques semaines, a provoqué un surcroît de commandes auprès des acteurs chinois et coréens, surcroît que l'on paye aujourd'hui. Tout le monde s'est fait peur, un peu comme quand une raffinerie de pétrole est bloquée, les automobilistes se jettent sur les stations essence. Aujourd'hui, les opérateurs français se retrouvent avec des dizaines de millions d'euros de stock et leurs trésoreries ne leur permet pas de passer de nouvelles commandes", estime le spécialiste.

Pourtant, face au risque de "pénurie", le Sycabel assure que la filière était mobilisée. "Afin de satisfaire les ambitions du Plan France Très Haut Débit, il a énoncé de nombreuses recommandations et pris des engagements fermes pour relever le défi de l’accès de tous les français au Très Haut Débit à l’horizon 2022". Mais dans les fais, c'est vers les fournisseurs asiatiques que les opérateurs se sont tournés.

Peut-être parce que les câbliers français auraient profité de cette psychose de la pénurie pour jouer sur les prix. Un opérateur d'infrastructure nous souffle: "ils ont fait monter les prix pendant un an, cela a offert de belles opportunités aux Chinois".

Autre facteur, le ralentissement des déploiements de fibre optique en Chine, pays qui est le premier producteur mondial mais aussi le premier consommateur (avec une part de 58% contre 2,2% pour la France). "La production chinoise est devenue excédentaire, ils ont donc cherché à plus exporter en baissant encore leurs prix", ajoute Etienne Dugas. Un argument qui compte pour des opérateurs sous pression financière confrontés à des investissements en hausse constante (10 milliards d'euros par an environ). "La conséquence de ces effets conjugués?, les usines françaises sont à l'arrêt", tranche le responsable.

Alerte sur la qualité de la fibre asiatique

Une chose est sûre, les opérateurs français ont poursuivi à grande vitesse leurs déploiements en 2018 et 2019. Selon les chiffres du régulateur, sur les quatre derniers trimestres, 4,2 millions de locaux supplémentaires ont été rendus raccordables au FTTH (fibre jusqu'à l'abonné) soit environ 60% de plus que sur la même période de l’année précédente. Au 30 septembre 2019, 16,7 millions de locaux étaient éligibles au FTTH, soit une hausse de 34% en un an.

Mais certains alertent sur la "qualité" de la fibre déployée, sous-entendu celle provenant de Chine, qui serait moins efficiente que la fibre française notamment quand elle courbée. "Oui, c'est un risque, il est important", juge Etienne Dugas. Rappelons que la fibre déployée (quelle que soit son origine) doit passer un test de qualification afin de valider sa conformité aux spécifications minimales de qualité selon les critères du régulateur. "Le problème, c'est que ces tests sont réalisés par les opérateurs eux-mêmes", pointe le président d'InfraNum.

Pénurie de main d'oeuvre

Enfin, si les industriels français mettent en avant leurs difficultés actuelles, il en est de même des sous-traitants qui installent concrètement la fibre dans les immeubles et qui s'inquiètent d'une pénurie de main d'oeuvre. En clair, le métier n'intéresse pas malgré une forte demande. Pourtant, le secteur et l'Etat ont multiplié les opérations de communication afin de valoriser la filière et les métiers.

"Des progrès ont été faits, on a énormément formé et embauché mais il n'y a pas assez de candidatures. Les opérateurs se tournent alors vers des sous-traitants étrangers (notamment au Portugal) "ce qui là encore pose des problèmes de sécurité avec des techniciens qui par exemple ne parlent pas français", souligne Etienne Dugas.

Et en effet, les accidents se multiplient. Dans une note interne, Orange s'inquiète ainsi des cas d'électrocutions de techniciens provoquant dans certains cas des décès. Pour un acteur du secteur, outre le problème de ressources, "le plan France THD va trop vite et les cadences empêchent le respect strict de toutes les règles de sécurité".

Olivier Chicheportiche