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Quatrième plan social chez Alcatel-Lucent depuis 2016: comment en est on arrivé là?

Les militants protestent contre le nouveau plan social qui prévoit la suppression de 408 postes.

Les militants protestent contre le nouveau plan social qui prévoit la suppression de 408 postes. - Philippe HUGUEN / AFP

Filiale du finlandais Nokia, l'équipementier télécoms sombre année après année alors que le marché de la 4G et de la 5G explose. Retour sur 20 ans d'errements stratégiques.

C'est une nouvelle saignée qui se prépare chez Alcatel-Lucent France, une saignée qui pourrait précipiter la disparition du fleuron industriel français des télécoms. Le groupe qui est depuis 2016 une filiale du finlandais Nokia va supprimer 1.233 postes, soit un tiers de ses effectifs en France, notamment dans la R&D. Il s'agit du quatrième plan social depuis son rachat: 1.200 emplois ont ainsi déjà été supprimés.

Alors que le secteur des télécoms est en pleine expansion dans le monde avec les déploiements de la fibre optique, de la 4G et aujourd'hui de la 5G, comment Alcatel qui jouissait d'une position de force en est-il arrivé là? Comment le numéro deux mondial du secteur en 2006 lorsqu'il se marie avec l'américain Lucent a-t-il lentement glissé alors qu'il pouvait compter sur un chiffre d'affaires cumulé de 25 milliards de dollars et 26.000 ingénieurs de haute volée?

Il faut remonter quelques années en arrière dans l'histoire pour comprendre et observer les premières racines du mal. En 1995, Serge Tchuruk prend les rênes de celle qui est encore appelée Alcatel-Alsthom. Il scinde alors le groupe en deux entités distinctes (Alsthom devient indépendant et coté). 

Le rêve d'une entreprise sans usines

En 2001, à la suite de l'explosion de la bulle internet, le patron met en place sa vision d'une entreprise sans usines (fabless). "Nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usines", cette stratégie consistant à se concentrer sur la conception des produits tout en déléguant leur fabrication à des sous-traitants. De 150.000 salariés et 120 sites industriels, le groupe ne compte plus que 30 sites industriels et 58.000 salariés deux ans plus tard...

Cette vision est un échec total. Outre le désastre social et en compétences, l'objectif de faire remonter le cours de bourse de la société via la cession d'usines à faible valeur ajoutée n'est pas atteint. Pire, le cours de l'action est divisé par trois en quelques années.

On doit également à Serge Tchuruk la mise en place de la fusion avec l'américain Lucent bouclée en 2006 (où Alcatel est majoritaire avec 60% du capital). Le mariage du siècle qui doit créer le numéro un mondial des télécoms se transforme en cauchemar.

Finalement assez peu complémentaire, le nouvel ensemble supprime 10% de ses effectifs à peine le mariage consommé. La société perd 12.500 emplois sur 79.000. Surtout, la greffe ne prend pas avec deux cultures d'entreprise très différentes et deux têtes dirigeantes que sont Serge Tchuruk et Patricia Russo en conflit permanent. Le géant aux pieds d'argile perd du temps et s'enfonce.

Fusion ratée

Les pertes se multiplient et surtout Alcatel-Lucent, puissant dans les technologies filaires comme l'ADSL, tarde à prendre le virage de la 4G entamé par ses grands concurrents comme Ericsson. C'est là une erreur fondamentale: le groupe n'identifie pas le mobile comme axe stratégique (à la différence de ses concurrents) préférant s'appuyer sur son expérience historique dans le fixe.

A l'été 2008, désavoués par les salariés et les actionnaires, Serge Tchuruk et Patricia Russo annoncent leur départ de la tête du groupe, non sans obtenir un parachute doré qui suscite la polémique. L'entreprise est totalement exsangue. 

Une nouvelle direction est nommée, sans résultats. En 2009, 1.000 postes sur les 10.500 situés en France sont encore supprimés. En 2010, avec 15,99 milliards d’euros de chiffre d'affaires, Alcatel-Lucent descend à la 3e place du marché des réseaux de télécommunications, derrière Ericsson, Huawei et devant Nokia Siemens Networks.

Pendant ce temps, en Asie, le chinois Huawei monte en puissance et grignote des parts sur les marchés émergents et occidentaux dans la mobile. Mais on ne le prend pas encore vraiment au sérieux...

Cours de bourse à 1 euro

Fin 2012, nouveau plan social de 1.430 emplois en France mais les pertes continuent de se creuser ce qui contraint Alcatel-Lucent à gager ses 29.000 brevets pour obtenir 2 milliards d'euros de prêts auprès des banques. Cette année là, Alcatel-Lucent sort du CAC 40 où il figurait depuis 1987. Le cours de l'action est inférieur à 1 euro. Selon le quotidien Le Monde, la société aurait perdu 800 millions d'euros par an entre 2003 et 2013...

En 2013, c'est Michel Combes qui arrive à la rescousse avec un objectif clair: redresser l'équipementier coûte que coûte. L'ancien patron de Vodafone, connu pour ses méthodes brutales, ne tarde pas à mettre en place une nouvelle restructuration.

L'objectif est de transformer le généraliste des équipements de télécommunications en un spécialiste des réseaux internet, du cloud et du très haut débit mais vise aussi une réduction nette de 10.000 postes en deux ans et la fermeture de la moitié des sites existants. Bonne idée, Alcatel-Lucent se sépare d'environ 170 ingénieurs travaillant sur la 4G...

Ce plan baptisé "shift" donne des résultats: amélioration de la marge brute, et triplement du cours de l'action (et réintégration au CAC). Pour autant, le groupe ne gagne pas de parts de marché et pour certains observateurs, il s'agit surtout de rhabiller la mariée.

Sans innovation, point de salut

En effet, en avril 2015, Nokia annonce un projet de rachat d'Alcatel-Lucent, le groupe est valorisé à 15,6 milliards d'euros. Michel Combes a évité la faillite, pas la cession.

Cession qui se traduira donc par 4 plans sociaux successifs en 4 ans qui sont donc le résultat d'une histoire émaillée d'erreurs stratégiques. La mise à la casse de l'outil industriel, des réductions d'effectifs répétées et massives, la fusion ratée avec Lucent qui aura fait perdre beaucoup de temps à Alcatel-Lucent et surtout son manque de poids dans la 4G vont permettre à la concurrence de s'imposer sur les marchés porteurs. 

Notamment Huawei qui va durablement s'installer chez les opérateurs européens grâce à une force de frappe colossale dans la recherche et le développement et les brevets.

Le fait que Nokia décide aujourd'hui de rogner sur les effectifs R&D d'Alcatel-Lucent veut tout dire. Avec une capacité d'innovation amoindrie, le groupe français risque bien de ne plus pouvoir avoir la capacité de s'aligner sur Huawei ou Ericsson qui dominent aujourd'hui le marché des télécoms où les investissements à consentir sont colossaux.

D'ailleurs l'ancien pionnier est déjà distancé en matière de 5G, là où sont les relais de croissance: Huawei revendique environ 33% de ce marché devant Ericsson (26,6%) et Nokia/Alcatel-Lucent (18,8%).

Olivier Chicheportiche