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Sexisme dans les jeux vidéo: "Les femmes croient que c'est un métier d'homme"

Autour de Julie Chalmette (centre, veste de cuir), de gauche à droite: Noémie, Axel, Alexandre, Ophélie et Marion.

Autour de Julie Chalmette (centre, veste de cuir), de gauche à droite: Noémie, Axel, Alexandre, Ophélie et Marion. - D. N.

INTERVIEW - Faire changer les mentalités dans l'industrie du numérique n'est pas une mince affaire. Julie Chalmette, présidente du Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs, est une des mieux placées pour faire avancer les choses. Elle dévoile ses priorités.

Des prothèses mammaires gonflées à l'hélium de la Lara Croft des débuts, jusqu'à l'attitude de contrition soumise de la très vaporeuse et fragile princesse Zelda, en passant par les "Balls of steel" de cette grosse brute de Duke Nukem, les jeux vidéo reviennent de loin en matière de machisme et de stéréotypes de genre. Avant d'être rampant sur les réseaux sociaux comme il l'est aujourd'hui, le sexisme a été longtemps triomphant. Mais voilà, les filles s'y sont mises. Et presque la moitié des joueurs sont des joueuses.

Si les temps ont changé, beaucoup de progrès restent à faire dans une industrie encore jeune qui laisse peu de place à une moitié de l'humanité. A l'occasion de la Paris Games Week (salon parisien des jeux vidéo qui se tient jusqu'à dimanche au parc des expositions de la Porte de Versailles à Paris), BFM Business a rencontré Julie Chalmette. Fraîchement investie présidente du SELL (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs) elle est la directrice générale de Bethesda France, l'antenne hexagonale du mythique studio et éditeur de jeux américain (Elder Scrolls, Fallout, Doom, Wolfenstein, Dishonored...).

Le combat pour la mixité marquera sans doute son mandat. Julie Chalmette ne ménage pas son énergie pour féminiser un milieu réputé plutôt masculin, sinon macho. Chez les deux sexes, explique-t-elle, un changement de mentalité est nécessaire. Il prendra du temps.

  • Pourquoi sont elles tellement sous-représentées dans ce milieu?

"Le jeu vidéo a un double avantage et un double défaut. L'avantage c'est qu'il est à la croisée de de la technologie et de l'artistique. Ça fait sa force et sa beauté, la richesse de sa création. Mais dès qu'on parle de technologie, les femmes se désinvestissent, c'est très frappant. Une des premières choses que j'ai faites depuis en tant que présidente du SELL, c'est de signer en janvier le plan mixité du ministère (dit "Plan mixité du numérique", NDR). Et je suis tombée des nues, car dès qu'on parle de 'tech', les femmes s'en détournent.

Les statistiques aujourd'hui sont encore pires qu'il y a vingt ans quand j'ai passé mon bac! Il y a encore moins de femmes dans les carrières du numérique que dans les carrières d'ingénierie, soit respectivement 27% contre 35 ou 40%. Tous ces métiers sont des vecteurs de croissance très forts dans l'année à venir, mais les femmes n'y vont pas. Elles croient que c'est un métier d'hommes.

Et si l'on regarde du côté de l'artistique, ce n'est pas mieux. Quand on compare avec tous les autres domaines de l'expression artistique, la littérature, la BD, les séries, les femmes sont sous-représentées.

Les femmes sont joueuses. Même si elles ne jouent pas aux mêmes jeux et sur les mêmes plates-formes, elles représentent 47% de l'ensemble des joueurs. Mais quand on regarde combien développent des jeux, alors elles ne sont plus que 14 à 15%. Il faut vraiment qu'on se secoue pour faire augmenter la proportion de femmes dans le jeu vidéo, pour qu'elles participent à ce loisir du 21e siècle."

  • Excusez le caractère provocateur de la question, mais quel est l'intérêt pour cette industrie d'employer davantage de femmes?

"Il existe plusieurs manières de voir les choses. La première est économique. Les entreprises où il y a le plus de pluralité, non seulement du point de vue du genre, mais aussi de manière générale, sont celles où la productivité est la plus élevée.

La deuxième chose est que la création devient plus riche. Une anecdote qui remonte à quelques jours m'a beaucoup frappée. J'étais à Indie Games, qui est une espèce de "Sundance" du jeu vidéo, un laboratoire expérimental du qui montre ce que sera le futur de ce loisir. C'est toujours foisonnant. Donc je discutais avec la personne qui a créé Indie Games aux Etats-Unis. Il m'a expliqué que ça n'a jamais été une volonté pour eux de rechercher la parité, d'instaurer des quotas, mais qu'en sélectionnant les projets explorant le plus grand nombre de possibles, les horizons plus variés, ils étaient quasiment et de fait, à parité d'hommes et de femmes chefs de projet.

Troisièmement, c'est plus personnel, mais je trouve ça toujours plus sympathique quand des femmes et des hommes travaillent ensemble."

  • L'opération #Balancetonporc de dénonciation du harcèlement sexuel, ça vous parle? Qu'en est-il dans l'industrie du jeu vidéo?

"Je m'exprime avec énormément de précautions sur le sujet, mais je n'ai pas connaissance de harcèlement personnifié. Ce qu'on voit en revanche c'est du harcèlement via les réseaux sociaux. L'anonymat, la distanciation de l'internet favorisent ce genre de choses. C'est un problème pour beaucoup de femmes dans l'industrie. Les invectives, les insultes sexistes, c'est très fréquent dans l'e-Sport. Du harcèlement à la Harvey Weinstein (producteur star d'Hollywood accusé de harcèlement sexuel, NDR) je n'en ai pas connu. Ce qui ne veut pas dire que ça n'existe pas.

Pour lutter contre ces agissements, nous avons créé l'association 'Women in Games' dans un esprit de confiance et de bienveillance. Si les femmes veulent témoigner, elles savent que l'association sera toujours à leurs côtés. Le but est de leur montrer qu'elles ne sont pas seules. Je suis convaincue que l'union fait la force."

  • Pourquoi avoir attendu 2017 pour créer l'association "Women in Games"?

Très modestement et très honnêtement: parce que nous attendions que d'autres le fassent. Nous ne sommes pas les seuls à porter ce combat, il y a aussi par exemple le Rassemblement inclusif pour le jeu vidéo, et d'autres. C'est partant de ce constat-là, avec Audrey Leprince, que l'on s'est dit qu'il fallait prendre une telle initiative.

Nous sommes apolitiques, nous discutons avec tout le monde. Toutes les associations qui œuvrent pour la mixité, pour la généralisation de l'apprentissage du code. Il faut être pragmatique, voir ce qui fonctionne et voir si ça peut marcher en France.

Depuis la création de Women in Games, je vois beaucoup d'écoles, d'organisateurs de conférences, des médias qui me disent: 'Nous, on veut plus de femmes."

  • Quelles actions concrètes envisagez-vous?

"Nous avons créé un pôle d'intervenantes pour arrêter de se renvoyer la balle et agir. On a mobilisé entre 30 et 40 femmes, qui sont déjà des personnalités s'exprimant dans les médias. Elles seront là pour parler, non pas seulement sur la problématique des femmes et le jeu vidéo, mais en tant qu'expertes dans leurs domaines.

On veut aussi -c'est un concept que nous avons emprunté au Canada- ne pas nous focaliser sur les quelques grands noms qu'on entend déjà, mais donner la parole à toutes les femmes. On espère créer un programme où des femmes pourront témoigner de leur parcours, de leur métier et illustrer tous les métiers du jeu vidéo, que ce soit dans le design, l'édition, la programmation. Les jeunes filles ont besoin de ces modèles du quotidien.

Nous sommes aussi présents à la Paris Games Week pour tout ce qui concerne la problématique de l'apprentissage du code (informatique), pour aller à la rencontre des parents et des jeunes filles, pour expliquer ce que sont les métiers du jeu vidéo. Nous pensons qu'il y a une grande méconnaissance de ce milieu à laquelle il faut remédier."

  • Vous avez rencontré la ministre de la Culture Françoise Nyssen mercredi. Est-elle sensible à ces problématiques?

"Oui, je l'ai trouvé très à l'écoute, formidable. Nous nous sommes rencontrées plusieurs fois déjà, notamment à l'occasion d'un déjeuner avec les acteurs de l'industrie. Mercredi, elle a passé du temps sur le salon. J'aime sa curiosité et son ouverture d'esprit vis-à-vis de quelque chose qu'elle ne connaît pas très bien. Je n'ai senti aucun mépris par rapport à cette culture, ce nouveau média."

  • Comment adhérer à votre association? Est-elle ouverte à tous?

"Elles est bien entendu ouverte à toutes et tous, les hommes sont les bienvenus, il est important de les associer à cette cause. Pour adhérer, rendez-vous sur le site de 'Women in Games". Il y a un tout petit formulaire à remplir pour dire qui vous êtes, d'où vous venez. Et vous pouvez signifier votre intérêt pour être membre actif ou juste recevoir la newsletter et être informé de ce que l'on fait."