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Tech française: "Uber ou Amazon n'auraient pas pu naître en Europe"

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La tech française bridée dans son développement? Pour Olivier Novasque, PDG de Sidetrade et ancien vice-président de Tech in France, le manque de grands fonds d'investissement ou l'aversion au risque des investisseurs européens freinent l'essor des entreprises du secteur technologique.

Emmanuel Macron dévoilera mardi sa stratégie pour faciliter le financement des pépites tricolores. Qu'attendez-vous de ses annonces?

Olivier Novasque: Ma première attente est qu'il s’attaque à la faiblesse du financement des 'scale-up' françaises. La France a bien rattrapé son retard en matière d'amorçage. Il y a de l'argent pour les start-up françaises: rien qu'au premier semestre, 2,8 milliards d'euros ont été levés (selon le baromètre du cabinet EY, NDLR). Les deux premiers tours de table ne posent plus problème. Ce qui coince, aujourd'hui, c'est l'émergence, ensuite, de champions français ou européens.

Très peu de fonds d'investissements sont capables de mettre des tickets de 50, 100 ou 200 millions d'euros. En France, il y a très peu de fonds à part Eurazeo, capables d'aller au-delà 50 millions d'euros sur un ticket. Or, dans la tech, il faut tout de suite penser mondial, et cela demande des tours de table de cette ampleur. Nous aurions besoin de trois, quatre ou cinq grands fonds d'investissement, dotés de plus d'un milliard d'euros, capables de mettre ces sommes-là sur la table.

Considérez-vous que ce défaut structurel du financement des "pépites françaises" a bridé le développement de Sidetrade?

Je ne le dirais pas de cette manière. Après nos premiers tours de table, nous avons choisi, en 2005, d'intégrer directement l'Euronext Growth (Alternext jusqu'en 2017, NDLR). On ne se posait pas vraiment la question à l'époque. Les investisseurs européens, au contraire des Américains, ont une vraie aversion au risque. Ils veulent avant tout de la rentabilité quel que soit le stade d’avancement de la société. Il est vrai que si nous avions privilégié la croissance rapide à la rentabilité, nous serions beaucoup plus gros aujourd'hui.

Cela a du bon aussi, car cela permet de construire un modèle plus vertueux, alliant croissance plus modérée et rentabilité, mais au final, dans la compétition mondiale, ne pas grossir rapidement est une faiblesse. Uber ou Amazon, qui ont accumulé les pertes pendant des années, n'auraient pas pu naître en Europe. Regardez la cote parisienne aujourd'hui: en-dehors de Dassault Systèmes, un cas particulier car 'spin-off' d'un grand groupe industriel, il n'y a quasiment aucune entreprise de la tech, du 'software' ou d'internet, à l'exception des ESN (les entreprises de services numériques, NDLR). C'est le désert.

L'obstacle est aussi boursier?

Il y a un vrai manque de représentativité de la tech dans la cote française. Dassault Systèmes, le seul représentant à Paris, n'est entré dans le CAC 40 qu'un an plus tôt, et reste encore modeste face aux géants américains qui dominent Wall Street. Cela donne une idée de la vieillesse du CAC 40 sur le sujet. Nous aurions besoin d'un Nasdaq européen, de fédérer les marchés boursiers européens. Euronext, qui réunit Paris, Lisbonne, Amsterdam, est un premier pas. Cela ne pourra se faire qu'avec une impulsion politique. Aujourd'hui, pour les 'scale-up' européennes, le Nasdaq est malheureusement la porte de sortie naturelle. Nous aurions besoin d'une porte de sortie 'à domicile'.

Talend et Criteo, toutes deux nées en France, sont en effet cotées sur le Nasdaq. Une entreprise française, dans la tech, n'a-t-elle d'autre choix que de se tourner vers les Etats-Unis pour réaliser ses ambitions internationales?

Elle n'a pas le choix. Ce n'est même pas une option. Déjà, pour s'implanter sur le marché international, on ne peut pas s'affranchir du gigantesque marché américain. Or, pour aller aux Etats-Unis, il faut être armé, avoir les moyens de dépenser beaucoup d'argent sans compter pendant plusieurs années. Pour cela, la seule issue est de se tourner vers les fonds d'investissement américains. Ce sont les seuls capables de mettre l'argent nécessaire. Les belles entreprises qui n'ont pas eu le temps ou les moyens de grandir sont soit rachetées par des entreprises américaines, comme PeopleDoc récemment, soit cotées sur le Nasdaq, comme Criteo ou Talend.

N'y a-t-il pas un risque, pour l'Europe, de perdre sa souveraineté sur des technologies clefs?

Ce n'est pas un risque, c'est une réalité aujourd'hui. Quand bien même une entreprise française n'est pas acquise par un acteur américain, à partir du moment où les investisseurs américains entrent au capital, le centre de décision se déplace aux Etats-Unis, même s'ils sont minoritaires. Il est impossible de retenir les pépites françaises. Car, pour réaliser ses ambitions mondiales, il faut perdre de l'argent pendant plusieurs années, et c'est contre-nature pour les investisseurs européens. C'est aussi l'état d'esprit qu'il faut changer. Il y a de l'argent à investir de l'Europe, ce n'est pas ça le problème.

Ne faudrait-il pas aujourd'hui penser européen plutôt que français?

Dans la tech, la nouvelle génération d'entrepreneurs l'a très bien compris. Les mentalités ont évolué, c'est maintenant le cadre qu'il faudrait changer. Il faudrait faciliter les choses pour les entrepreneurs au niveau des immatriculations, créer un crédit d'impôt recherche européen. C'est encore timide. La tech aurait besoin de s'appuyer sur un marché européen à l'image du marché américain. Ce sont encore 28 marchés différents, et non un marché unique comme aux Etats-Unis. Mais tout cela n'est pas le plus urgent: c'est avant tout le problème du financement et du 'Nasdaq européen' qu'il faut régler, le reste suivra.

Jérémy Bruno