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Daniel Cohen craint que la pandémie "accélère le passage vers la ville numérique anti-humaniste"

L'économiste Daniel Cohen s'interroge sur le "monde d'après" la pandémie et craint que la société ne se déshumanise, au profit d'un capitalisme numérique.

Pessimiste, l'économiste et directeur du département d'économie à l'ENS (Ecole normale supérieure) Daniel Cohen, qui était invité ce lundi sur BFM Business, estime que nous ne sommes "pas du tout en train de sortir de cette crise mais en train de s’y installer".

Se référant à des études d'épidémiologistes qui prédisent "plusieurs vagues de contaminations et plusieurs phases de confinement sous forme d'allers-retours jusqu’à la découverte d’un vaccin", il "pense que nous vivons un moment d'accélération de ce qui se dessine déjà depuis 10 ans: cette économie numérique, ce capitalisme numérique dont c'est le moment de gloire".

Interrogé par Hedwige Chevrillon, Daniel Cohen développe sa pensée: "Ce qu’on est en train de faire maintenant, ce que font les gens sur les réseaux-sociaux, la télé-médecine qui connait une phase d’accélération extraordinaire, on s’en souviendra dans 30-40 ans comme le résultat de ce moment de crise où on doit apprendre à vivre en ligne". "Et pour moi, poursuit-il, cette transformation du monde courant, du monde habituel en un monde numérique c’est la perte d’une grande promesse, celle de Jean Fourastié, mon héros". 

Un espoir "fracassé"

Cet économiste avait théorisé au début des années 1960 l'idée selon laquelle la désindustrialisation progressive des économies grâce au progrès technique allait conduire, dans les pays développés, à une société de services. "Il avait dit que le grand espoir du XXe siècle, c’était qu’on allait sortir des usines pour rester dans les cafés, les théâtres, tous ces lieux où la vie humaine prend le dessus sur la vie des usines. Ce grand espoir, c’est ce que l’économie numérique est en train de se fracasser" regrette Daniel Cohen. 

De fait, il est actuellement "très coûteux de se voir, de se parler" et "tout ce qui peut se faire en ligne a vocation à l’être" relève l'économiste, pour qui "cette crise sera malheureusement le signe d’une accélération de ce passage à cette ville numérique, anti-humaniste".

"Pour les mêmes raisons que la société industrielle avait créée une formidable déshumanisation du monde du travail, on était à la chaîne dans la société industrielle, on est en ligne dans la société numérique" souligne l'économiste. "Ce n’est pas beaucoup mieux mais c’est la manière dont on crée de la croissance dans ce XXIe siècle et je pense qu’il faut être très attentif à ne pas lâcher la promesse humaniste de ce monde qui a émergé dans les années 60 au profit d’une société qui cherche toujours à réduire les coûts de fonctionnement" ajoute-t-il. Avant de conclure, fataliste: "Malheureusement, cette crise est l’allié objectif de cette transformation du monde. 

Quentin Soubranne