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Doit-on vraiment avoir peur du Libra ?

Facebook se lance dans les cryptomonnaies.

Facebook se lance dans les cryptomonnaies. - Calibra

Au G7, les ministres des Finances ont affiché leur inquiétude face à la monnaie virtuelle de Facebook. Craintes justifiées ou pas ?

L’annonce par Facebook du lancement prochain de sa propre crypto-monnaie, le Libra, a créé toute une vague d’angoisse chez les responsables politiques du monde occidental. Inscrit à l’ordre du jour du G7 Finances qui se tient les 17 et 18 juillet 2019 à Chantilly, les Ministres des Finances des grandes nations ont exprimé le « besoin d’agir rapidement » face à ce projet. Ils souhaitent s’assurer que toutes les conditions sont réunies au lancement du Libra et réfléchir à l’instauration d’un cadre juridique plus strict pour réguler et réglementer les crypto-monnaies. Mais est-ce bien utile ?

La stabilité du Libra en question

La première inquiétude que soulève la monnaie virtuelle de Facebook est celle d’une menace l’ordre monétaire mondial. Les législateurs craignent en effet que le réseau social ne se transforme en une nouvelle toute puissante banque centrale qui ne menace les monnaies des Etats. Une crainte à laquelle David Marcus, le chef du projet Libra et ancien haut cadre de Paypal, a répondu devant le Sénat américain mardi 16 juillet 2019 : « le Libra n’a aucune intention de venir concurrencer les monnaies souveraines » a-t-il assuré.

Pour Emilien Bernard-Alzias, avocat spécialiste des crypto-monnaies chez Simmons & Simmons, que le Libra vienne concurrencer les monnaies locales est un bien grand mot : « Les volumes d’échanges des crypto-monnaies sont bien trop faibles pour imaginer une déstabilisation du système financier dans les pays occidentaux. En revanche, dans les pays en développement incapables de maintenir la valeur de leur monnaie, les individus pourraient être tentés de convertir leurs devises en Libra par sécurité».

Dans une note d’analyse, la banque japonaise Nomura explique que le Libra n’est pas une crypto-monnaie comme les autres : « L’Association Libra [qui regroupe pour l’instant 28 partenaires de Facebook sur le projet dont MasterCard, Paypal, eBay ou encore Uber, NDLR] jouera le même rôle qu’une banque centrale dans le système monétaire traditionnel. Dans cette optique, le Libra est très différent des autres crypto-devises.

Le Bitcoin et autres crypto-monnaies ont été créées sur la base d’un concept rejetant l’ordre établi composé des gouvernements, des banques centrales, du système bancaire, et autres, dans le but de remettre les monnaies sous contrôle des individus. Ces crypto-monnaies n’ont pas d’administrateur central. » Avec un organisme de supervision composé de nombreux membres de divers secteurs (potentiellement une centaine à terme), le risque de voir le Libra sous contrôle exclusif de Facebook semble donc s’éloigner. En outre, cela ne signifie pas que la firme californienne aura le pouvoir de battre monnaie.

L’autre interrogation est celle de la stabilité de son cours. Dans l’esprit de nombreux hommes politiques et régulateurs, crypto-monnaie rime avec instabilité et spéculation. Pour remédier à ce potentiel problème, Facebook a annoncé que sa monnaie serait adossée à un panier de devises très stables.

Nomura et nombre de spécialistes l’affirment : « le Libra n’est pas destiné à être utilisé comme outil d’investissement ». « Plus il y a de devises adossées, plus les mouvements du Libra seront lissés, explique Emilien Bernard-Alzias. Le gain d’un tel investissement est donc proche de zéro et la spéculation devient difficile. Au final, peut-être que le Libra sera même plus stable que certaines monnaies fiat ».

Données personnelles et blanchiment

Autre inquiétude : la protection des données personnelles, avec laquelle Facebook s’est souvent montré particulièrement laxiste. Un sujet également en lien avec le risque de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. Pour Facebook, l’utilisation du Libra, dont la technologie sous-jacente, la blockchain, la même que pour toutes les crypto-monnaies et qui permet une traçabilité parfaite des transactions, pourra se faire de manière relativement anonymes, en utilisant par exemple des pseudonymes.

Un aspect qui inquiète particulièrement les régulateurs, même si pour David Marcus « la protection de la vie privée de la blockchain du Libra sera similaire aux autres blockchains : seront inclus dans les transactions seulement les adresses publiques de l’envoyeur et du receveur, le montant et l’horodatage. » De plus, « stocker toutes les données personnelles dans la blockchain ne permettrait pas à cette technologie de fonctionner efficacement et rapidement » estime Emilien Bernard-Alzias.

Le projet de Facebook devant profiter en priorité aux 1,7 milliard de personnes dans les pays en développement qui n’ont pas accès au système bancaire, « il ne sera pas facile d’obtenir [d’elles] une preuve d’identité, car beaucoup dans ces pays n’ont pas de passeport, d’adresses fixes, ou de factures d’électricité qui permette de vérifier leur identité », souligne Nomura. Une exigence de paperasse qui pourrait donc priver Facebook d’une grande partie de son cœur de cible. Alors que, d’un autre côté, la possibilité d’anonymat pourrait permettre à des groupes criminels de transférer de l’argent partout dans le monde afin de financer leurs activités en toute impunité.

Adapter la réglementation

Des zones d’ombres que David Marcus n’a pas su lever devant les sénateurs de Washington, et qui font dire à Bruno Le Maire que « les conditions ne sont pas réunies pour que cette monnaie Libra, telle qu'elle a été proposée par Facebook, puisse être en fonction ». Depuis Chantilly, les Ministres des Finances du G7 ont exprimé « de sérieuses inquiétudes et ont décidé d’examiner attentivement si toutes les réglementations actuelles sont respectées (…) ou si elles doivent être modifiées pour garantir à l’avenir la stabilité du système financier international », a déclaré le Ministre allemand Olaf Scholz.

Mais pour Emilien Bernard-Alzias, les annonces du G7 ne sont que des « vœux pieux » qui ne veulent pas dire grand-chose : « les pays occidentaux ne sont pas les principaux concernés par le Libra. Les premiers utilisateurs sont dans les pays en développement, où la protection des données n’est pas encore un sujet et où la réglementation est moins forte.

A eux de se poser les bonnes questions. En France, il n’y aura pas besoin de modifier la réglementation existante, la loi Pacte encadre déjà très bien la lutte contre le blanchiment dans l’usage des crypto-monnaies, ainsi que la fourniture de services autour des crypto-monnaies ». D’autant plus que Facebook a pris les devants et a consulté les régulateurs en amont de son projet. L’entreprise est consciente que pour proposer des services financiers autour du Libra, il leur faudra obtenir des autorisations. Elle a en outre annoncé qu’elle se soumettrait aux exigences du régulateur suisse FINMA, étant donné que l’Association Libra et le développement du projet sont basés à Genève.

Monnaie électronique plutôt que crypto-monnaie

La réaction des hommes politiques face au Libra est d’autant plus étonnante que des initiatives similaires ont vu le jour récemment sans que cela ne suscite l’émoi. Il y a quelques mois, la banque J.P. Morgan a lancé sa propre crypto-monnaie, le JPM Coin, qui est adossée au dollar et permet à ses grands clients corporate de réaliser des transactions à l’intérieur même de la banque.

Ce système s’apparente plus à une monnaie électronique ou à un nouveau moyen de paiement qu’à la mise en circulation d’une nouvelle devise stricto sensu, des services très encadré dans l’Union Européenne qui requiert un statut d’émetteur. « Le Libra n’est en réalité qu’un outil de paiement ou de transfert d’argent au même titre que le JPM Coin ou Paypal. La seule différence, c’est la clientèle ciblée ». Il faut dire que Facebook ne s’adresse pas à quelques grandes entreprises, mais à plus de 2,5 milliards d’utilisateurs dans le monde.

Guillaume ALLIER