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Le projet fou d'Issad Rebrab, sauveur de Brandt et première fortune d'Algérie

En l'espace de seulement trois ans, Issad Rebrab a relancé le spécialiste de l'électroménager Brandt.

En l'espace de seulement trois ans, Issad Rebrab a relancé le spécialiste de l'électroménager Brandt. - BFM Business

L'homme d'affaires aujourd'hui à la tête d'une fortune estimée à 3,4 milliards de dollars travaille sur un projet de réseau ferroviaire reliant tout le continent africain. Un chantier selon lui bénéfique à la fois pour l'Afrique et pour l'Europe.

Très discret dans les médias, l'homme d'affaires algérien de 73 ans a pourtant un parcours professionnel exceptionnel. Après s'être lancé dans les affaires il y a près de cinquante ans en ouvrant un petit cabinet d'expertise comptable, Issad Rebrab est aujourd'hui à la tête du premier groupe privé algérien, Cevital, qui emploie 18.000 personnes et réalise 4 milliards de dollars de chiffre d'affaires dans l'agroalimentaire, l'industrie, la distribution et l'automobile, entre autres.

Pour BFM Business, il a bien voulu revenir sur son parcours d'entrepreneur, qui l'a mené de la sidérurgie à l'agroalimentaire, sur ses acquisitions en France (il a notamment racheté le spécialiste de l'électroménager Brandt), et sur ses investissements plus récents. Il a aussi accepté de nous en dire plus sur son ambitieux projet de créer un réseau ferroviaire desservant toute l'Afrique.

Le terrorisme a failli le ruiner

Si Issad Rebrab est aujourd'hui la première fortune d'Algérie et la neuvième d'Afrique avec 3,4 milliards de dollars de patrimoine, il a presque tout perdu au début des années 90. En effet, alors que l'Algérie est en pleine guerre civile après l'annulation des élections législatives de 1991 par le gouvernement de l'époque, soutenu par l'armée, le magnat algérien et son complexe métallurgique, qui réalise 300 millions de dollars de chiffre d’affaires pour un bénéfice net de 33 millions de dollars, sont visés en 1995 par un attentat terroriste. 

"14 bombes ont été posées au niveau du complexe sidérurgique et on a été obligés de fermer trois de nos principales activités, ce qui a éliminé 90% de nos actifs", explique-t-il. Se sentant alors en danger, il décide de rejoindre la France avec toute sa famille.

La France pour rebondir

Désormais dans l'Hexagone, "sans argent, avec seulement de quoi vivre", l’entrepreneur kabyle cherche à se relancer et investit dans ce qui est à l’époque une petite charcuterie halal, mais qui va devenir par la suite un des leaders du marché en France: Isla Mondial. "En 1995, un des anciens clients de mon cabinet d’expert-comptable m’a présenté un de nos compatriotes qui avait une petite charcuterie halal. Il voulait savoir si j’étais intéressé pour entrer dans son entreprise à hauteur de 30%. J’ai dit 'écoutez, ça m’intéresse mais je n’ai pas d’argent sauf si je dois vous payer à crédit, je vous paierai en Algérie'". Son associé accepte finalement sa proposition et au bout de seulement un an, Issad Rebrab lui rachète ses parts grâce aux bons résultats de l’entreprise.

De retour en Algérie, l'homme d'affaires crée en 1998 le groupe Cevital, qui regroupe aujourd'hui toutes les activités de la société. "Avec Cevital, nous avions l’intention de produire tous les produits de première nécessité: sucre, huile, margarine, lait, farines, semoules (...) Nous avons ainsi créé une première raffinerie de sucre, puis une deuxième, jusqu’à faire passer l’Algérie de pays importateur à exportateur de sucres. Aujourd’hui, nous avons la plus grande raffinerie de sucre au monde avec plus de 2,7 millions de tonnes produites par an". Une réussite qui a également été transposée à la production d'huile végétale ou encore de verre plat.

Un réseau ferroviaire pour relier toute l'Afrique

Des marchandises que Cevital exporte notamment en Afrique, un continent pour lequel Issad Rebrab nourrit de grandes ambitions. L'homme d'affaires travaille sur un projet pharaonique: un réseau ferroviaire connectant l'Afrique du nord au sud et d’est en ouest. Plus précisément, de l’Algérie à la Zambie, et de Djibouti au Togo. Un projet colossal, dont le coût pour la seule portion nord-sud est estimé à environ 9 milliards d’euros, mais qui selon l’homme d’affaires est absolument indispensable pour le continent africain: "On ne peut pas développer aujourd’hui l’Afrique sans investissements massifs dans l’éducation, sans l’électrification, sans investissements dans des infrastructures ferroviaires, routières et portuaires".

L’enjeu majeur: faire gagner un temps précieux aux transports de personnes et de marchandises, pour maximiser les échanges. "D’un port algérien jusqu’à la Centrafrique, si vous devez envoyer une marchandise par bateau, vous mettrez deux mois et demi. Par contre, une ligne de chemin de fer qui partirait d’un port algérien vers la Centrafrique par le Tchad, c’est 48 heures" illustre Issad Rebrab. Une avancée majeure à même de séduire tous les acteurs économiques africains, mais pas seulement.

Car l’idée est de donner accès à ce réseau aux Européens, aux Asiatiques ou encore aux Américains, que ce soit pour le construire ou pour l’utiliser. "C’est un projet intercontinental, détaille l’homme d’affaires. Aujourd’hui la Chine a commencé à réaliser le premier tronçon de Djibouti à Addis-Abeba (en Éthiopie, NDLR). Ils comptent le prolonger sur le Sud-Soudan et arriver à l’Atlantique, vers le Togo. L’idéal c’est d’interconnecter l’ensemble des lignes de chemin de fer africaines".

Un projet long, très coûteux donc, mais qui a tout pour être rentable, assure Issad Rebrab, qui pour étayer son propos relate une conversation qu’il a eue avec le ministre éthiopien des Affaires étrangères et le directeur général des ports de Djibouti (à retrouver dans la vidéo ci-dessous).

En comparant avec ses deux interlocuteurs les coûts de transport d’une tonne de marchandises par camion entre Djibouti et Addis-Abeba, avec ce que coûterait le même transport s’il était réalisé en train, Issad Rebrab table sur une rentabilisation en deux ans d’une ligne de chemin de fer ayant coûté 4 milliards de dollars à construire. Ce qui fait dire au chef d’entreprise que "d’un point de vue financier, si vous proposez des projets pareils à n’importe quel fonds d’investissement, n’importe quel financier, il est prêt à mettre de l’argent".

Issad Rebrab rêve de voir des investisseurs européens rejoindre le projet. Pour l'homme d'affaires, le Vieux continent a même tout à gagner à s'associer à la construction du réseau. "L'Europe a besoin de grands projets et l'Afrique a besoin de développement. Nous avons un destin commun. On doit travailler ensemble dans l'intérêt de tout le monde". Un intérêt qui n'a rien de philanthropique. Le sujet est démographique: "Vous savez que d'ici 2030, il y aura 450 millions de nouvelles naissances en Afrique. Si on n'essaie pas d'investir dans des infrastructures pour le développement de l'Afrique, les gens vont venir (en Europe, NDLR), et ce sera extrêmement difficile de les arrêter. Il est impératif aujourd’hui que les gouvernements des deux continents travaillent ensemble pour un plan Marshall comme l’a proposé Madame Merkel. Il faut que la France aussi joue son rôle".

Un discours à destination des pouvoirs publics, mais Issad Rebrab sait également parler aux investisseurs, et il connaît les arguments à mettre en avant pour attiser leur curiosité: "Imaginez-vous si nous créons une classe moyenne de 500 millions d'habitants en Afrique, ce sera une pérennité pour les marchés européens, et une source de stabilité pour les pays des deux continents".

Nouveau métier

L'Europe qui est d'ailleurs, comme le montre l'exemple de Brandt (voir encadré), l'un des terrains de jeu favoris de l'homme d'affaires. Sa dernière prise: une start-up allemande spécialisée dans la production d'eau distillée, dans laquelle le groupe Cevital a pris 80%. Car en plus de l'agroalimentaire, de l'industrie, de la distribution ou de l'automobile, Issad Rebrab veut aujourd'hui investir en masse dans les nouvelles technologies, en appliquant la même recette que pour Brandt: séparer les différentes unités entre l'Europe et l'Algérie. "On laisse le centre de recherche et développement en Allemagne mais les unités de production seront en Algérie, parce qu'on est beaucoup plus compétitifs en Algérie" détaille-t-il.

Une séparation des tâches qui, pour le patron de Cevital, n'est en aucun cas comparable à une délocalisation. "On ne va pas délocaliser! se défend-il. Aujourd'hui, ce qui nous intéresse c'est de faire de la colocalisation et de la coproduction. Tout ce qu'on peut produire dans les pays développés où on peut avoir des avantages comparatifs, on le fait dans les pays développés. Tout ce qu'on peut faire en Algérie avec des avantages comparatifs en Algérie, on le fait en Algérie. Ce qui nous intéresse, c'est de monter des grands projets de taille mondiale. Et être évidemment compétitifs, au niveau mondial".

Sauveur de Brandt

Après avoir mis la main sur la société française Oxxo, qui fabrique des fenêtres en PVC, le groupe Cevital décide de racheter en 2014 le fabricant d'électroménager Brandt, alors en grande difficulté financière. En l'espace de seulement deux ans, le magnat algérien va redresser l'entreprise, qui va voir son chiffre d'affaires passer de 170 millions d'euros à 500 millions d'euros en 2016. Comment? "Nous avons décidé de garder l’activité rentable [de Brandt] en France, mais toutes les activités que l’ancien groupe Brandt avait délocalisées en Chine et en Pologne, nous avons décidé de les relocaliser en Algérie avec à la clé 7500 emplois dans le nouveau complexe de Sétif", explique l'homme d'affaires.

"Ce sont des produits que les usines françaises ne produisaient pas et qui permettent de compléter la gamme Brandt France afin de créer un groupe compétitif au niveau mondial. (...) Quand nous avons repris Brandt, le groupe était en grande difficulté, on peut même dire dans le coma. Si on n’avait pas fait un investissement important en Algérie pour compléter la gamme de production de Brandt afin d’être compétitif au niveau mondial, on n’aurait pas pu sauver le groupe Brandt" et ses 1200 salariés français, poursuit-il.

Après avoir remis la marque sur les bons rails, le PDG de Cevital se veut rassurant avec des salariés qu'on dit inquiets après le rachat. "Les salariés de Brandt sont rassurés puisque aujourd’hui on fait tourner nos usines à pleine capacité en France. Nous avons gardé le centre de R&D à Orléans avec lequel nous développons toujours de nouveaux produits pour la France dans le domaine de la cuisson. Nous avons également un centre de R&D à Lyon et en Algérie dans l’électronique, ce que le groupe Brandt n’avait pas. Car Brandt importait avant ses cartes électroniques de Taïwan alors qu’aujourd’hui nous les fabriquons en Algérie pour les produits électroménagers algériens et français". Et l'homme d'affaires explique d'ailleurs que s'il avait fermé ses centres de R&D, il n'aurait pas pu redresser le groupe.

"Qu’est ce qui manquait à Brandt réellement pour réussir? Ils n’avaient pas renouvelé leurs produits, ils n’ont pas investi dans la recherche et développement. C’est pourquoi nous avons développé de nouveaux produits en Algérie. Si vous souhaitez vous attaquer à ce marché [de l'électroménager], vous devez y aller avec une gamme complète. Désormais, en France, nous produisons les fours encastrables et non encastrables, les tables de cuisson en vitrocéramique et dans les cuisinières. En Algérie, nous produisons des machines à laver, des sèche-linge, des réfrigérateurs, des téléviseurs et des climatiseurs. Avec toute cette panoplie de produits, nous amortissons mieux nos charges fixes et de distribution", assure-t-il.

Thomas Oliveau et Sami Bouzid