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Pour faire plier l'Allemagne, la BCE prend le risque de la fracture européenne

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- - Tobias Schwarz - AFP

Mercredi dernier, Sabine Lautenschläger a claqué la porte du board de la banque centrale européenne à la surprise générale. Opposée aux mesures monétaires de Mario Draghi, son départ affaiblit un peu plus Berlin et accentue surtout la pression pour un changement de la politique budgétaire allemande. Au risque de braquer certains Etats de la zone euro…

C'est un communiqué laconique, de quelques lignes, qui est venu conclure par anticipation le mandat de Sabine Lautenschläger, membre du directoire et du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE). La seule femme du board démissionnera officiellement le 31 octobre prochain, à la veille du passage de relais entre Mario Draghi et Christine Lagarde.

Aucun motif n'est précisé mais les convictions de cette spécialiste de la régulation financière étaient connues. "Il est bien trop tôt pour décider un vaste ensemble" de mesures monétaires," expliquait-elle à Market News, fin août, à l'instar d'autres membres de la BCE. Deux semaines plus tard, c'est pourtant ce fameux package de mesures, aussi ambitieux que controversé, qui a finalement été annoncé par Mario Draghi: baisse des taux, reprise des rachats de dette publique et privée directement sur les marchés, prêts à long terme à des conditions plus généreuses que jamais…

Une politique ultra-accommodante qui a du mal à passer dans plusieurs pays du "nord", mais aussi en France. "Une révolte sans précédent se serait produite au cours d'une réunion houleuse précédent celle de la BCE de septembre où le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, se serait joint aux faucons plus traditionnels, dont son collègue néerlandais Klaas Knot et le président de la Bundesbank Jens Weidmann, pour faire pression contre une reprise immédiate de l’assouplissement quantitatif" indique Mirabaud dans sa synthèse de vendredi dernier.

Pour marquer le coup

En Allemagne, le sujet est particulièrement sensible. Le tabloïd Bild s'est fendu d'une caricature de Mario Draghi, déguisé en vampire qui "siphonne" les économies des épargnants allemands. "Il y a beaucoup de dissensions, de différences de vues" reconnait Frederik Ducrozet, stratégiste chez Pictet Wealth Management. "L'Allemagne s'oppose à la stratégie de la BCE parce que c'est dans sa culture, dans sa vision."

Résultat, le départ de Sabine Lautenschläger ressemble furieusement à ceux, en 2011, de l'économiste en chef de la BCE, Jürgen Stark et d'Axel Weber, membre du conseil des gouverneurs, deux Allemands farouchement opposés à la stratégie post-crise de la banque centrale européenne. Sabine Lautenschläger a-t-elle voulu marquer le coup son tour ? Cela y ressemble beaucoup.

Son départ sonne aussi comme une rupture au sein de la BCE, et trahit la fragilité de la position allemande. Si certains pays (comme l'Autriche) soutiennent la position de Berlin, l'affaiblissement de sa fameuse locomotive exportatrice se fait clairement ressentir, sur le plan de la direction monétaire. Le redoutable ministre des Finances Wolfgang Schäuble a quitté son poste l'année dernière et Angela Merkel apparaît de moins en moins audible sur la scène européenne.

La relance budgétaire allemande en question

La mise en place du plan de Draghi ressemble donc à pied-de-nez à Berlin, incapable de l'empêcher. "Sur 25 pays, il y en avait 17 ou 18 qui étaient en faveur des mesures. Donc on ne peut même pas parler d'une fronde mais plutôt d'une majorité claire" renchérit Frederik Ducrozet. Une chose est sûre: la fracture est désormais claire au sein de la BCE.

En réalité, c'est avant tout la ligne dure de Berlin sur la relance budgétaire qui agace. Mario Draghi, tout comme Christine Lagarde, ont insisté ces derniers mois pour que les pays de la zone euro profitent des taux bas pour relancer leur économie par la dépense publique. "Ce plan de mesures, c'était aussi une façon de faire bouger les lignes en disant : 'vous n'aimez pas ça ? A vous de prendre des mesures pour qu'on puisse en sortir.' D'autant plus qu'on pourrait revenir sur les décisions prises si la situation finit par changer" analyse Frederik Ducrozet.

Christine Lagarde devrait d'ailleurs s'inscrire dans la continuité de Mario Draghi pour maintenir la pression sur l'Allemagne, tandis les Pays-Bas, traditionnels adeptes de la rigueur, ont annoncé fin août un emprunt de 50 milliards d'euros. Berlin a laissé entendre, l'été dernier, que la question de l'endettement était sur la table avant qu'Angela Merkel ne vienne finalement imposer son "non" sur la question.

Fin de règne pour Merkel ?

La question pourrait néanmoins évoluer car la chancelière aborde une fin d'année redoutable, marquée par des élections risquées dans certaines régions et surtout par le congrès fédéral du SPD (sociaux-démocrates) qui pourrait bien décider de mettre un terme à la coalition fragile entre la CDU (démocratie chrétienne) et le SPD, actuellement à la tête du pays. Et ainsi pousser Angela Merkel vers la sortie...

Mais il serait réducteur de couper la BCE en deux camps distincts. "Ce ne sont pas les pays du nord contre les pays du sud, c'est plus compliqué que cela" insiste Frederik Ducrozet. La France, qui n'a jamais fait partie des plus rigoristes, a d'ailleurs rejoint l'Allemagne dans son opposition à la relance des rachats d'actifs. De quoi brouiller un peu plus les cartes au sein de l'institution. 

À son arrivée à la présidence de la BCE, le 1er novembre prochain, Christine Lagarde pourrait bien se retrouver dans une situation explosive. À moins que l'Allemagne ne se résolve à relancer son économie par la dépense, la banque centrale devrait continuer à accentuer sa pression, quitte à encaisser des critiques acerbes de la part de plusieurs membres. 

Thomas LEROY