BFM Business
International

Russie : Menace américaine contre les industriels allemands 

-

- - -

L’ambassadeur des Etats-Unis à Berlin s’est autorisé à écrire une lettre à de grands groupes allemands pour les mettre en garde : « ne participez pas au Nord Stream 2 », le doublement du gazoduc entre la Russie et l’Allemagne.

Un porte-parole de l’ambassade américaine assure qu’il ne s’agit en rien d’une mise en demeure, seulement d’un « message clair » sur la politique des Etats-Unis. Les Allemands, eux, perçoivent la missive de l’ambassadeur Richard Grenell comme une menace en bonne et due forme. Il « insiste » auprès du chimiste BASF et de la compagnie électrique et gazière Uniper sur « le fait que les entreprises qui opèrent dans le domaine des pipelines pour l’exportation d’énergie russe s’engagent dans des activités qui comportent un risque significatif de sanctions ».

Investir dans le nouveau gazoduc entre la Russie et l’Allemagne via la mer Baltique tomberait sous le coup d’une législation américaine de 2017, visant l’Iran, la Corée du Nord et la Russie. Le diplomate, en poste depuis mai dernier, se veut sans ambiguïté : « Comme vous le savez, les Etats-Unis sont fermement opposés au gazoduc Nord Stream 2. » Dans son raisonnement, y collaborer, revient à conforter Moscou dans son « comportement agressif ». Pour lui, le tracé contournant l’Ukraine placerait en particulier l’Ukraine davantage encore à la merci des Russes.

Lex Grenell

Le ministère allemand des Affaires étrangères a recommandé aux entreprises destinataires de la lettre – il n’y a pas que BASF et Uniper – de s’abstenir d’y répondre. Est-ce que l’Etat allemand est prêt alors à les protéger ? Le gouvernement d’Angela Merkel en est encore au stade de la réflexion sur la réponse diplomatique et juridique à apporter. Le porte-parole de la CDU-CSU chargé de la politique étrangère à la Chambre basse qualifie cette démarche américaine d’« inacceptable ».

Le journal économique « Handelsblatt », qui publie le contenu de la lettre, y voit de « l’intimidation ». Le grand quotidien de Munich « Süddeutsche Zeitung » évoque alors une « lex Grenell » - une loi Grenell, comme jadis on évoquait la pax americana.

A tout autre ambassadeur accrédité, une telle façon de procéder aurait certainement valu une convocation officielle pour s’expliquer, voire être déclaré persona non grata, autrement dit prié de retourner chez lui. Mais la stratégie à Berlin reste plutôt d’isoler ce représentant de l’administration Trump, coutumier de sorties médiatiques hostiles à tel ou tel aspect des politiques intérieure et extérieure du gouvernement Merkel.

Des diplomates allemands expliquent, ainsi, qu’ils traitent désormais directement avec leurs homologues à Washington, que ce soit au sujet de Nord Stream 2, de l’Iran ou bien du contentieux commercial. Sauf que l’ambassadeur Grenell paraît encore jouir de toute la confiance de la Maison-Blanche, d’autant qu’au sommet de l’Otan du 11 juillet 2018, c’est le président Donald Trump qui a jugé l’Allemagne « prisonnière » de la Russie en raison de ce projet.

Champ de bataille

Le chef de la diplomatie allemande, Heiko Maas, encore contraint de s’en accommoder, a estimé que « la politique énergétique européenne devrait être décidée en Europe et pas aux Etats-Unis ». Il sait, en cela, qu’il dispose du soutien de son opinion publique. Différents experts interrogés en Allemagne, comme Andreas Heinrich, de l’Université de Brême, assurent que le pays ne peut pas « se passer des livraisons de gaz russe ». Nord Stream 2 apparaîtrait, dès lors, comme indispensable au dynamisme économique allemand, malgré les risques qu’entraînent, avec ce gazoduc, l’accroissement de cette dépendance.

A Berlin, on a parfaitement compris que, dans cette affaire, il n’est plus seulement question pour Washington du sort de l’Ukraine et de l’Europe centrale et orientale face à la crainte de la « menace » russe : il en va aussi des intérêts économiques des Etats-Unis. La semaine dernière, la chaîne financière américaine CNBC a ainsi décrit l’Europe, l’Allemagne en son cœur, comme « un champ de bataille » gazier entre la Russie et les Etats-Unis. Au mois d’octobre 2018, près d’1/4 du gaz naturel liquéfié (GNL) américain a été écoulé vers l’Union européenne, un niveau inédit. L’ambassadeur Grenell pourrait considérer que ce n’est là qu’un début.