Tous entrepreneurs? Et puis quoi encore
Quand le monde économique cultive ce mot comme un nouveau totem, au risque de ne rien comprendre à ceux qui le sont vraiment, entrepreneurs
Dans son élégant costume au 57ème étage d’une tour de la défense, il s’enfonce dans un fauteuil de cuir et commence une longue dissertation par ses mots fétiches « nous, les entrepreneurs… » . Enarque, inspecteur des finances, issu d’une famille bourgeoise, il n’a jamais pris le moindre risque dans sa vie, à part peut-être d’avoir choisi le ministère de la culture pour démarrer sa carrière (« j’avoue, c’était audacieux, mais j’avais compris que le chef de cabinet de l’époque irait loin… »), il se dit pourtant « entrepreneur » sans que jamais personne ne le contredise. Et après tout pourquoi pas ? Le mot est en train de devenir un générique, sorte de médaille que l’on accroche à tous les vestons dès qu’ils ont rencontré le succès des affaires. L’héritier qui dirige un important syndicat patronal est un « entrepreneur », le maire qui gère à peu près correctement sa commune est un « entrepreneur », le boulanger, le plombier du coin sont des « entrepreneurs », et puis quoi encore ?
« Un être inspiré qui ignore les conséquences de ses actes », voilà comment Schumpeter définit l’entrepreneur. Quand vous lâchez cette citation devant un banquier il éclate de rire « j’espère bien que les entrepreneurs que nous soutenons maitrisent les conséquences de leurs actes…ah !ah !ah ! »
Et bien non. Et au stade où nous en sommes il est vital de le comprendre.
Je regarde le film d’entreprise d’une grande banque internationale « portaits d’entrepreneurs » , on passe de la Chine à l’Afrique du Nord. En Tunisie le patron d’une importante société de service informatique raconte avec émotion comment son père, boulanger du village, avait inventé un petit système de tickets pour retrouver plus vite les commandes des clients au moment des fêtes religieuses « il était entrepreneur, c’est lui qui m’a donné le virus »
Et bien non, c’était un efficace artisan qui a trouvé des moyens intelligents pour optimiser son commerce. Mais dans le film l’entrepreneur il est en Chine : « nous sommes la première génération à avoir découvert l’entreprise privée, nous ne savions rien, nous sommes partis sans savoir une seconde où nous allions…ah ! ah ! ah ! (il éclate de rire) ». Vous saisissez la différence.
« Tu sais, on écrit des business plans pour les financiers mais en fait on n’y croit pas une seconde. Au stade ou j’en suis, je suis incapable de te dire où sera l’entreprise dans 5 ans », et celui qui me dit ça connait une croissance exceptionnelle, réalise déjà plusieurs dizaines de millions d’euros de chiffre d’affaire, je soumets cette phrase à mon banquier cité plus haut, il ouvre de grand yeux, incrédule. Vous comprenez où est le bug ?
Le bug c’est que la France sent enfin que ce sont les entrepreneurs qui seuls peuvent créer les richesses de l’avenir. Mais elle le sent de manière instinctive. Le problème c’est qu’elle se trompe quand elle cherche à identifier ces entrepreneurs, et préfère se tourner vers ce qu’elle connait et ceux qui la rassurent : managers, commerciaux, artisans, intermédiaires, Je ne veux surtout pas paraître pédant, mais il faut en revenir à Schumpeter. Il faut bien comprendre que dans son esprit l’entrepreneur est une arme de destruction permanente de l’ordre économique (ne pas l’avoir compris est, dit-il, l’erreur fondamentale que fait Marx dans son analyse du capitalisme. La force de destruction de l’entrepreneur est une forme de clé de survie du système, même si Schumpeter conclue lui-aussi sur son auto-destruction). Dans son esprit, « les industriels, les marchands, les financiers, les banquiers, sont quelque part dans un stade intermédiaire entre l’entreprenariat et la constitution d’une administration » (…) « l’entrepreneur va mettre une ou deux générations avant de se fondre dans la bourgeoisie » (1) l’entrepreneur a besoin d’imitateurs etc… autant de rouages indispensables à la chaine de valeur, dont votre serviteur fait partie, avec fierté, mais qui ne seraient rien, justement, sans les étincelles qu’apportent les entrepreneurs : la capacité de partir sur une page blanche, d’identifier une rupture que personne n’a vu, de tout risquer sur un coup de dés, « de faire de tes gains un misérable tas, et le jouer, et le perdre » écrit Kipling.
Ce sont bien ces trésors, rares, qu’il faut identifier, comprendre, soutenir. Or a tout mélanger, on les perd de vue. A considérer qu’un transporteur, un détaillant, un journaliste, un avocat est un entrepreneur, les banquiers peuvent estimer « faire le boulot » en finançant la croissance future, comme les responsables politiques peuvent affirmer faire le boulot en protégeant l’artisanat. Mais c’est une illusion, un paravent même, pour éviter de financer le risque
Il est important que le discours public fasse la différence, que chacun d’entre nous fasse la différence. On sent bien que la France est en train de se réconcilier avec l’entreprise. On doit faire en sorte maintenant qu’elle comprenne vraiment l’entrepreneur, parce qu’il a plein de défaut, parce qu’il amène partout de l’instabilité, parce qu’à force de privilégier le risque il nous fatigue, parce qu’il est démesuré, orgueilleux, ingérable…bref ! faut se le farcir.
Mais notre avenir est à ce prix
(1) Traduction très libre tirée de Capitalism, Socialism and Democracy