Esclaves ?
Le sacrifice d’une génération donne lieu à des débats stériles pollués par les postures.
Le chiffre devrait obséder tous ceux qui ont aujourd’hui des gamins au collège ou au lycée: « en 2013, trois ans après leur sortie du système éducatif, 22% des jeunes actifs sont en recherche d’emploi, il s’agit du niveau le plus haut jamais observé dans les enquêtes d’insertion » (Cereq).
Je voudrais juste que ça ne soit pas une simple phrase. Est-ce qu’on prend la mesure de ce que représentent 3 ans de chômage (entrecoupés parfois de courtes périodes d’activité) quand on commence sa vie active ?
C'est le chiffre d’un sacrifice dont personne ne veut réellement parler. Je l’écris une fois encore, vous devez prendre une heure pour regarder l’intervention devant une commission d’enquête de l’assemblée nationale de deux experts incontestables du marché du travail, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo (vous pouvez en lire là une synthèse), vous ne perdrez pas votre temps. Ensuite, parce que vous resterez saisis, vous irez lire « Machine à trier, comment la France divise sa jeunesse », des mêmes auteurs, et vous prendrez la mesure de la situation. Or, le livre a été écrit en 2011, depuis la situation n’a cessé de s’aggraver.
Peu de sujets font l’unanimité parmi les experts économiques qui le traitent. Le chômage des jeunes en fait partie, résumé d’une phrase par Stéphane Carcillo : « tous les pays qui ont fait le choix d’un salaire minimum élevé, on mis en place des dispositifs dérogatoires pour les jeunes » (voilà par exemple le dispositif aux Pays-bas où le chômage des jeunes actifs est un des plus bas d’Europe).
Vous pourrez lire là-dessus des dizaines de rapports dont certains datent de plus de 20 ans. C’est d’ailleurs bien pour ça qu’Edouard Balladur avait eu l’idée saugrenue de s’attaquer au problème par le bon bout, avant de battre en retraite devant la cohorte des insiders soutenus par le système. Cette année 93 est importante d’ailleurs, l’année du Contrat d’Insertion Professionnelle qui mettra finalement 500.000 jeunes dans les rues. « 93 année terrible » titrent les livres d’histoire, mais on vous parle de la Révolution, 17-93 Le sacrifice depuis 19-93, date de la démission des élites politiques devant le chômage des jeunes, le sacrifice de générations entières, ce sacrifice-là ne fait pas de bruit.
C’est bien dans ce contexte que je suis resté sidéré par la déclaration de Laurence Parisot parlant d’un salaire minimum réduit comme d’une forme d’esclavagisme. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Comment peut-on employer de tels mots ? Je ne voudrais pas sombrer dans la facilité, mais 1 million de personnes en France sont au chômage depuis plus de deux ans, 1 autre million de jeunes de moins de 25 ans ne sont plus nulle part, sortis des statistiques, hors des formations, des aides sociales, hors de tout système. Esclaves, oui, du désespoir.
Comment peut-on, surtout, entretenir la confusion ?
Le débat sur le SMIC est interdit. Ok. On l’a compris ces dernières heures. Il ne sert à rien de remplir des pages. Simplement d’apporter quelques lignes : il faut absolument distinguer revenu et salaire. Le revenu c’est ce qui permet de vivre, et c’est la nation, avec ses dispositifs de solidarité qui peut en déterminer les contours. Le salaire c’est autre chose : c’est la fraction de valeur ajoutée que l’entreprise est en mesure de vous verser au regard de la richesse que vous créez. Or, un salarié faiblement qualifié ne produit pas aujourd’hui suffisamment de richesse pour que le SMIC soit rentable pour l’entreprise. Le problème c’est que l’on met de la morale dans ce simple fait quasi mathématique. Or la morale, elle, relève du revenu et donc de choix qui sont faits au nom de la solidarité. Pas de la rentabilité.
On le sait peu, mais les bas salaires sont accompagnés d’aides massives vers les individus les plus fragiles aux Etats-Unis (mères célibataires, par exemple), à tel point que la polémique là-bas tourne autour des aides indirectes que reçoivent Wall mart ou Mc Do, on rentre alors dans des systèmes que l’on appelle « impôts négatifs » (on comprend bien que l’on n’est plus dans le domaine des « cotisations/charges » relevant de l’entreprise, mais bien dans le domaine du soutien à l’individu). Si l’on ne peut pas vivre avec un salaire inférieur au SMIC, alors, évidemment, c’est à la solidarité nationale de compenser. Elle n’en a pas les moyens ? C’est effectivement le symptôme de notre maladie profonde : dès que vous soulevez un problème, vous réalisez que c’est le système dans son intégralité qu’il faut repenser (contrat de travail, logement, transports etc...) Mais faire peser cette responsabilité sur les entreprises, c’est en fait se condamner au chômage de masse. Ce que la France accepte de faire.
On rêve d’un débat qui permettrait d’y réfléchir. Et puis on se réveille, saisi par des propos irresponsables