la mort du Capitalisme d'influence
Elle est là, la leçon d'Alstom, dans ce capitalisme de la barbichette avec lequel trop de patrons n'ont pas su rompre
C’est jean marc Daniel qui nous racontait ce matin l’arrivée d’Ambroise Roux à la tête de ce qui s’appelait alors la Compagnie Générale d’Electricité. On est en 1970 et le pompidolisme triomphe, héritier du capitalisme d’Etat théorisé par Colbert. On construit la France de l’avenir, les grandes infrastructures et les programmes, c’est vrai, sur lesquels la France va prospérer pendant 20 ans
(je le dis d’un mot, la grande différence avec la période actuelle c’est qu’alors la France n’a peur de rien. Elle construit dans le but de s’ouvrir, pas de se refermer, et c’est bien tout l’objet de la fameuse « loi de 73 » qui lui ouvre la possibilité d’aller se financer sur les marchés du monde. Elle le fait parce qu’elle se sait forte, et qu’elle veut donner à ses enfants les clés de l’avenir)
Et Ambroise Roux va théoriser son rôle au sein de ce qu’il appellera lui-même le « capitalisme d’influence » : « jouer avec l’Etat pour mieux s’en jouer ». Celui qui va résister à tous les changements de pouvoirs, à toutes les cohabitations et révolutions, savait qu’il devait, de par ses activités, énergie, transport, service aux collectivités, savait donc qu’il devait évoluer dans un environnement public, et qu’il devait « s’en jouer » pour servir au mieux ses intérêts et ceux de ses actionnaires.
Ce capitalisme d’Etat sera servi à la perfection par son successeur (viré par la gauche triomphante, Ambroise Roux reviendra très vite par la grille du Coq, l'entrée discrète du palais de l'Elysée, murmurer la politique industrielle de la France à l'oreille de François Mitterrand) et volera finalement en éclat sous les coups de la mondialisation. La Compagnie Générale d’Electricité donnera Alcatel, Nexans, Alstom (entre autres) avec les destins que l’on connait.
Parce qu’on a l’impression que c’est ce virage que beaucoup de nos géants n’ont pas su prendre, « quand soudain vos adversaires ne sont plus dans les couloirs des ministères mais sur les marchés mondiaux » nous disait Jean Marc Daniel.
Attention, cette responsabilité est très largement partagée. Quand la bureaucratie de Bruxelles remplace celle du palais du Louvre (siège historique du ministère des finances), on est légitime à penser que les recettes restent les mêmes, qu’elles ont juste changé d’échelle. Quand Bruxelles réclame, ce que Patrick Kron appellera des « bouts de chairs sur les grilles des palais de Bruxelles » pour recapitaliser l’entreprise en 2004, fait maigrir Alstom au-delà du raisonnable pour accepter la recapitalisation, on est fondé à penser que c’est bien plus dans les couloirs que sur les marchés, que peut se jouer le sort d’une entreprise, et à l’époque, pour Bruxelles, c’est le dogme de la concurrence qui freinera la croissance de véritables puissances européennes
Néanmoins cette affaire Alstom est un signal formidable, quelques semaines après le dossier SFR. Le monde impose sa loi. La vraie rupture pour Alstom, n’est elle pas survenue le jour où la région Ile de France accordait au concurrent canadien Bombardier une partie des marchés de renouvellement des trains régionaux ? Les patrons qui raisonnent encore en termes de normes, de régulations nationales publiques, d’ententes et d’influences, ces patrons-là perdent pied face aux aventuriers qui s’appuient sur le monde.
Nous en avons certains de ces aventuriers, ici, en France. Et c’est le massage le plus important : laissons les conquérir le monde ! Arrêtons d’avoir peur ! Ce matin le patron de Michael Page, Fabrice Lacombe, spécialiste du recrutement des hauts potentiels, refusait de tomber dans le piège de mes questions de déclinologue : « y a-t-il une accélération de la fuite des talents ? Ce n’est pas le sujet ! le sujet c’est de conquérir le monde, partir, revenir, s’ouvrir, nous devons nous féliciter de ce que la jeunesse ait ces envies-là »
Réécrire Ambroise Roux 40 ans après : non plus « jouer l’Etat » mais jouer le monde, pour mieux s’en jouer