Ruquier, Kerviel, et la vérité judiciaire
C'est un gouffre béant qui sépare maintenant la vérité médiatique et la vérité judiciaire de l'affaire Kerviel. L'émission de Laurent Ruquier en est une parfaite illustration
Laurent Ruquier : « pourquoi avez-vous changé d’avocat ? »
Jérome Kerviel : « pour des raisons de cuisine interne avec la précédente équipe que je ne souhaite pas développer» (émission, ici)
Laurent Ruquier ne poursuit pas, passe à autre chose : «aujourd’hui il va de soi que vous reconnaissez avoir dérapé» attention, ça n’est pas une question, c’est une évidence pour l’animateur, d'ailleurs il n'est déjà plus sur Jérome Kerviel, c’est le lot de cette émission, il ne faut pas que la technique affaire Kerviel vienne casser le rythme, et en disant cela il se tourne vers Me Koubbi qui, lui, va savoir capter l’attention. Kerviel essaie, mais il a du mal.
C’est dommage qu’il ne pousse pas plus loin sa question, parce que Laurent Ruquier avait saisi l’essentiel : l’incohérence. Aujourd'hui il va de soi que vous reconnaissez avoir dérapé? Et bien non justement, et c'est dans cette ambiguité que réside la fracture entre l'affaire médiatique et la vérité du dossier
Car vous le savez, Jérome Kerviel dit qu’il a été victime d’un complot. Où plutôt c’est son avocat qui en parle pour lui. Regardez si vous avez le temps, il est frappant que sur les points qui sont aujourd’hui les points les plus importants de la défense, ce soit toujours, toujours, l’avocat qui s’exprime, sur le débouclage de l’opération, sur les mails qui circulent.
Permettez moi d'entrer dans le dossier
Tenez, un exemple, avril 2007, Me Koubbi met en avant une phrase sortie d’un mail officiel de la Société Générale « les opérations de Jérome Kerviel sont des opérations fictives » et s’en sert, à la télévision, pour démontrer que la banque « savait ». A l’audience et donc dans l’arrêt rendu par la cour d’appel, les choses sont tout autres (arret de la coup d'appel)
Autorisez-moi de rentrer dans le dossier sur 15 lignes, parce que cet exemple est parfait. Ce qui se passe à ce moment là dans la banque, ou plutôt sur le service « d’arbitrage » dans lequel travaille Jérome Kerviel, et ce qui est d’ailleurs la clé de toute l’affaire, c’est qu’il profite d’une position rêvée : il est le seul à comprendre ce qu’il fait. Il déploie depuis quelques temps une toute nouvelle stratégie de trading (détaillée dans l’arrêt de la cour page 24) que ne maîtrise pas son supérieur direct. Celui-ci arrive du Japon, il a tout à apprendre, et c’est… Jérome Kerviel qui est chargé de le former. Avouez que c’est ballot. Cette nouvelle stratégie de trading est autorisée, validée par les N+2 et N+3 de Kerviel (page 28) parce qu’il est entendu qu’elle se déroule dans des limites raisonnables (les fameux 125 millions d’euros). Cette stratégie sert en fait de couverture à Jérome kerviel pour engager, cette fois ci en le cachant à ses supérieurs, des positions de plusieurs milliards. C’est là que Me Koubbi sort une phrase de son contexte, parce qu’effectivement, Jérome Kerviel va faire deux types d’opérations fictives, de « vraies » opérations fictives, les plus énormes, celles pour lesquelles il est condamné (pages 89 à 92) et de « fausses » opérations fictives, en ce sens qu’elles sont connues de tous, totalement vénielles, permettant de réconcilier des arbitrages parfois absurdes dans les livres de comptes résultant « d’erreurs de saisies », c'est, du moins, comme ça que Jérome Kerviel les justifie. Comme l’activité qu’il démarre alors est toute récente, que les montants sont ridicules, ces opérations sont parfaitement tolérées.
Si vous êtes encore là, remettez vous maintenant dans le contexte de l’émission de Laurent Ruquier, essayez d’expliquez ça entre deux applaudissements sous l’œil dubitatif de Natacha Polony. Injouable
Tenez, pour s'amuser je mets intégralement la phrase par laquelle la cour "s'explique" (page 87) sur cette histoire de faux-fictif, imaginez la tête de ruquier
"Considérant que si, certes, s’agissant des opérations fictives passées par Jérôme KERVIELen mars 2007 (futures contrepartie pending et forwardsface à Click Options) et en avril 2007 (futures contrepartie pending) a été évoqué le terme d’opérations fictives par Marine AUCLAIR, notamment dans son courriel adressé le 16 avril à Messieurs Philippe BABOULIN et Martial ROUYERE “ ses futures/forwards sont des opérations fictives bookées à l’atteinte de la barrière sur les warrants knockés pour équilibrer le ptf en valo et en AR tant que la constatation du spot ne permet pas d’évaluer la valeur de rachat du warrant”, il convient de rappeler que le prévenu avait réussi à être suffisamment convaincant pour faire croire, par de fausses explications, par une manipulation informatique dans le système Eliot visant à changer les caractéristiques des warrants soit-disant knockés et enfin par la remise de faux mails pour justifier de la réalité des warrants, que ces deals fictifs venaient corriger une faille du système Eliot/front office qui n’était pas à même de gérer correctement les warrants lorsque la barrière désactivante était atteinte en fin de mois et que le prix deremboursement du warrant était déterminé au début du mois suivant"
Et oui, c'est ça, voyez vous, l'affaire Kerviel
Porter le "complot" comme on porte un boulet
Sauf que Jérome Kerviel le sait lui. Il sait qu’il y a bien deux types de « fictif », il sait que cette défense ne tient que devant le public d’une émission de télé. Pourquoi ne parle-t-il pas ?
Parce que ce serait admettre que cette histoire de « complot » est une terrible erreur. Et c’est bien aussi cette erreur que sanctionne la cour. En substance : « comment vous croire maintenant M. Kerviel alors que c’est votre 4ème version sur cette affaire ? », en termes judicaires cela donne (page 81 de l’arrêt)
« considérant que la cour relève que Jérome Kerviel, tout au long de la procédure a évolué dans ces moyens de défense, qu’ainsi au départ il a reconnu que la banque ne savait rien de ses positions, puis a laissé entendre qu’elle ne pouvait ignorer, puis ensuite qu’ils savaient et l’ont laissé faire, pour enfin affirmer devant la cour que toute la hiérarchie de la banque au plus haut niveau et les services de contrôle savaient et qu’en définitive, dès 2006, il avait été victime d’une machination qui avait pour but d’occulter les pertes occasionnées par la crise dite « subprime » et de les lui faire supporter »
Comment croire à ce « complot » quand on lit les SMS échangés avec Moussa Bakir, le courtier qui a traité certains de ses ordres (pages 53 et 83) :
-17 janvier « bon chui foutu »
-18 janvier « pe ma dernière heure ici » (8h 42)
« chui mort, pas dormi » (8h 45)
La cour a considéré que c’étaient là les mots d’un fraudeur surpris, et pas la révolte d’un comploteur qui se voyait lâché par ses complices.
De même, au moment des courriers EUREX, l’alerte la plus sérieuse pour lui, en novembre 2007 (la société EUREX qui traite les contrats sur lesquels s’est engagé Jérome Kerviel demande des explications sur les volumes très importants qui sont traités, pages 64 à 68, page 79).
-19 novembre « je suis dans la merde »
-28 novembre « je n’ai pas envie qu’il me sorte ma pose » (la « position de Jérome Kerviel, la vraie, que pourrait reconstituer EUREX).
-13 décembre, à la suggestion de son ami de prendre des vacances il répond « oui, en taule »
Là encore, la cour considère que ces messages montrent bien que Jérome Kerviel ne dit pas tout à sa hiérarchie (vis-à-vis de ce courtier avec lequel il échange, il invente d’ailleurs un gros client, nommé « MATT »)
Judiciairement ce complot ne tient pas, mais médiatiquement c’est une bombe. Jérome Kerviel a donc vu dans la stratégie que lui offrait Me Koubbi, une ultime chance. Comment le lui reprocher? La vérité judiciaire de cette affaire est technique. La vérité médiatique est un roman passionnant.
Juste un mot encore, sur ce qui reste dans l’opinion comme un argument fort pour défendre Jérome Kerviel : « on l’a laissé faire tant qu’il gagnait ». La cour démontre en quelques lignes que c’est faux, et que Jérome Kerviel a commencé par perdre et par perdre beaucoup dans ses premières positions clandestines : 2,5 milliards en juin 2007 (page 82)
"La gravité exceptionnelle des faits"
Mais ce qui me frappe à la fin, c’est que personne ne prend la mesure de ce qui s’est joué. Encore une fois dans cette émission on regarde Jérome Kerviel comme un voleur de bonbons. D’accord, il en a volé beaucoup, mais bon, franchement, est-ce si grave… ? Et puis finalement tout le monde faisait pareil, etc...
(une caricature avec Charles Beigbeder qui compare les activités de marché de la Générale avec sa société Powéo. Charles, si je puis me permettre, les simples appels de marge de la Générale étaient tels, quotidiennement, que ceux de Jérome Kerviel étaient noyés dans la masse. On parle de centaines d'opérations par jour qu'il aurait fallu éplucher pour retrouver les fraudes. La cour s'en explique pages 56 à 59 ou encore 62-63)
C’est là l’échec médiatique le plus important de la Société Générale. Ne jamais avoir pu expliquer que Jérome Kerviel a failli faire exploser la planète économique mondiale. La cour le dit en quelques lignes (page 93)
« considérant la gravité exceptionnelle des faits, Jérome Kerviel, par son action délibérée ayant mis en péril la solvabilité d’une banque qui employait 140.000 personnes »
elle reste sur la seule banque, mais cette affaire si elle avait dû provoquer la chute de la Générale dans un climat de défiance tel qu’il se dessinait en janvier 2008, aurait eu des conséquences incalculables
Ce roman là, le roman noir de l’affaire Kerviel, personne ne prendra la peine de l’écrire. Hugues le Bret, l'ancien directeur de la communication de la Générale, raconte que Daniel Bouton en avait esquissé le synopsis, devant le conseil d'administration, le dimanche soir qui succédait la découverte de la fraude. Bouton pense alors que la banque ne s'en relèvera pas, il décrit la faillite d'une banque de dépôts internationale. C'est Lehman puissance 10, parce qu'on parle des dépots et pas d'une banque d'affaire, la panique bancaire qui saisit les clients partout dans le monde, allez voir la suite dans le bouquin si ça vous intéresse (références). Ce roman là, pour le coup, il nous empêcherait de dormir